«Et si je te dis que le bonheur pour le voleur est de faire le guet sous les étoiles, c'est qu'il est en lui une part à sauver et récompense de cette part. Car il a accepté le froid, l'insécurité et la solitude. L'or qu'il convoite, je te l'ai dit, il le convoite comme une mue soudaine en archange, car, lourd et vulnérable, il s'imagine qu'est allégé d'ailes invisibles celui qui s'en va, dans la ville épaisse, l'or serré contre le cœur.
«Dans le silence de mon amour je me suis beaucoup attardé à observer ceux de mon peuple qui paraissaient heureux. Et j'ai toujours conçu que le bonheur leur venait, comme la beauté à la statue, pour n'avoir point été cherché.
«Et il m'est toujours apparu qu'il était signe de leur perfection et de la qualité de leur cœur. Et à celle-là seule qui peut te dire: «Je me sens tellement heureuse», ouvre ta maison pour la vie, car le bonheur qui lui vient au visage est signe de sa qualité puisqu'il est d'un cœur récompensé.
«Ne me demande donc point à moi, chef d'un empire, de conquérir le bonheur pour mon peuple. Ne me demande point à moi, sculpteur, de courir après la beauté: je m'assiérai ne sachant où courir. La beauté devient ainsi le bonheur. Demande-moi seulement de leur bâtir une âme où un tel feu puisse brûler.»
LXXX
Je me souvins de ce que mon père avait dit ailleurs: «Pour bâtir l'oranger je me sers d'engrais et de fumier et de coups de pioche dans la terre et je tranche aussi à travers les branches. Et ainsi monte un arbre qui est susceptible de porter des fleurs. Et moi, le jardinier, je retourne la terre sans me préoccuper des fleurs ni du bonheur, car pour que soit un arbre fleuri, il faut d'abord que soit un arbre et pour que soit un homme heureux, il faut d'abord que soit un homme.»
Mais l'autre l'interrogea encore:
«Si ce n'est point vers le bonheur que courent les hommes, vers quoi courent-ils?
— Eh! dit mon père, je te le montrerai plus tard.
«Mais je remarquerai d'abord qu'à constater que la joie souvent couronne l'effort et la victoire, tu en fais découler en logicien stupide que les hommes luttaient en vue du bonheur. A quoi je répondrai que la mort couronnant la vie, les hommes n'ont qu'un souhait qui est la mort. Et ainsi usons-nous de mots qui sont méduses sans vertèbres. Et moi je te dis qu'il est des hommes heureux et qui sacrifient leur bonheur pour partir en guerre.
— C'est qu'ils trouvent dans l'accomplissement de leur devoir une forme plus haute de bonheur…
— Je refuse de parler avec toi si tu ne remplis pas tes mots d'une signification qui saurait être ou confirmée ou démentie. Je ne saurais lutter contre cette gelée qui change de forme. Car si le bonheur est aussi bien surprise du premier amour que vomissement de la mort lorsqu'une balle au ventre te rend le puits inaccessible, comment veux-tu que je confronte tes affirmations avec la vie? Tu n'as rien affirmé sinon que les hommes cherchent ce qu'ils cherchent et courent ce qu'ils courent. Tu ne risques point d'être contredit et je n'ai que faire de tes vérités invulnérables.
«Tu parles comme on jongle. Et si tu renonces à soutenir ta baliverne, si tu renonces à expliquer par le goût du bonheur le départ des hommes pour la guerre, et si tu tiens quand même à m'affirmer que le bonheur explique tout du comportement de l'homme, je t'entends d'avance me prétendre que les départs en guerre s'expliquent par des mouvements de folie. Mais là encore j'exige que tu te compromettes, en m'éclai-rant d'abord les mots dont tu uses. Car si tu nommes fou celui-là, par exemple, qui verse l'écume ou marche exclusivement sur la tête, ayant observé les soldats qui vont à la guerre sur leurs deux pieds, je ne saurai point me satisfaire.
«Mais il se trouve que tu n'as point de langage pour me dire ce vers quoi s'efforcent les hommes. Ni ce vers quoi je me dois de les conduire. Et tu uses de vases trop maigres, tels que la folie ou le bonheur, dans l'espoir vain d'y enfermer la vie. A la façon de cet enfant qui, usant d'une pelle et d'un seau au pied de l'Atlas, prétendait déplacer la montagne. — Alors, instruis-moi», souhaita l'autre.
LXXXI
Si tu te détermines non pour un mouvement de ton esprit ou de ton cœur mais pour des motifs énonçables et entièrement contenus dans l'énoncé, alors je te renie.
C'est que tes mots ne sont point signe d'autre chose à la façon du nom de ton épouse qui signifie mais qui ne contient rien. Tu ne peux raisonner sur un nom car le poids est ailleurs. Et il ne te vient pas à l'esprit de me dire: «Son nom enseigne qu'elle est belle…»
Comment voudrais-tu donc qu'un raisonnement sur la vie pût se suffire à lui-même? Et s'il est autre chose au-dessous comme caution il se pourrait qu'une telle caution se fût faite plus lourde sous un raisonnement moins brillant. Et peu m'importe de comparer entre eux le bonheur de formules. La vie, c'est ce qui est.