C'est alors que je compris que celui-là qui reconnaît le sourire de la statue ou la beauté du paysage ou le silence du temple, c'est Dieu qu'il trouve. Puisqu'il dépasse l'objet pour atteindre la clef, et les mots pour entendre le cantique, et la nuit et les étoiles pour éprouver l'éternité. Car Dieu d'abord est sens de ton langage et ton langage, s'il prend un sens, te montre Dieu. Ces larmes du petit enfant, si elles t'émeuvent, sont lucarne ouverte sur la pleine mer. Car voilà que retentissent sur toi non ces seules larmes mais toutes les larmes. L'enfant n'est que celui qui te prend par la main pour t'enseigner.
«Pourquoi m'obligez-vous, Seigneur, à cette traversée de désert? Je peine parmi les ronces. Il suffit d'un signe de Vous pour que le désert se transfigure, et que le sable blond et l'horizon et le grand vent pacifique ne soient plus somme incohérente mais empire vaste où je m'exalte, et qu'ainsi je sache Vous lire à travers.»
Et m'apparut que Dieu se lit évidemment à son absence s'il se retire. Car il est pour le marin signification de la mer. Et pour l'époux signification de l'amour. Mais il est des heures où le marin s'interroge: «Pourquoi la mer?» Et l'époux: «Pourquoi l'amour?» Et ils s'occupent dans l'ennui. Rien ne leur manque sinon le nœud divin qui noue les choses. Et tout leur manque.
«Si Dieu se retire de mon peuple, pensais-je, comme il s'est retiré de moi, j'en ferai les fourmis de la fourmilière, car ils se videront de toute ferveur. Lorsque les dés se vident de sens il n'est plus de jeu possible.»
Et je découvris que l'intelligence ne te servira ici de rien. Tu peux certes raisonner sur l'arrangement des pierres du temple, tu ne toucheras point l'essentiel qui échappe aux pierres. Et tu peux raisonner sur le nez, sur l'oreille et les lèvres de la statue, tu ne toucheras point l'essentiel qui échappe à l'argile. Il s'agissait de la capture d'un dieu. Car il se prend avec des pièges qui ne sont point de son essence.
Lorsque j'ai, moi sculpteur, fondé un visage, j'ai fondé une contrainte. Toute structure devenue est contrainte. Lorque j'ai saisi quelque chose j'ai noué un poing pour le garder. Ne me parle pas de la liberté des mots d'un poème. Je les ai soumis les uns aux autres selon tel ordre qui est mien.
Il peut se faire que mon temple on le jette à bas pour user de ses pierres en vue d'un autre temple. Il est des morts et des naissances. Mais ne me parle pas de la liberté des pierres. Car alors il n'est point de temple.
Je n'ai point compris que l'on distingue les contraintes de la liberté. Plus je trace de routes, plus tu es libre de choisir. Or chaque route est une contrainte car je l'ai flanquée d'une barrière. Mais qu'appelles-tu liberté s'il n'est point de routes entre lesquelles il te soit possible de choisir? Appelles-tu liberté le droit d'errer dans le vide? En même temps qu'est fondée la contrainte d'une voie, c'est ta liberté qui s'augmente.
Sans instrument tu n'es point libre dans la direction de tes mélodies. Sans obligation de nez et d'oreilles tu n'es point libre du sourire de ta statue. Et celui-là qui est fruit subtil de civilisations subtiles se trouve enrichi de leurs bornes, de leurs limites et de leurs règles. On est plus riche de mouvements intérieurs dans mon palais que dans le pourrissoir de la pègre.
Or, de l'une à l'autre la différence réside d'abord en l'obligation, comme du salut au roi. Qui veut monter dans une hiérarchie, et s'enrichir d'éprouver plus, prie d'abord qu'on le contraigne. Et les rites imposés t'augmentent. Et l'enfant triste, s'il voit jouer les autres, ce qu'il réclame d'abord c'est qu'on lui impose à lui aussi les règles du jeu qui seules le feront devenir. Mais triste est celui-là qui écoute sonner la cloche sans qu'elle exige rien de lui. Et quand chante le clairon tu es triste de ne point devoir te mettre debout, mais tu le vois heureux celui-là qui te dit: «J'ai entendu l'appel qui est pour moi et je me lève.» Mais pour les autres il n'est chant de cloche ni de clairon et ils demeurent tristes. La liberté pour eux n'est que liberté de ne point être.
LXXXIV
Ceux-là qui mélangent les langages se trompent, car, certes, il peut manquer çà et là une épithète comme d'un certain vert qui est celui de l'orge jeune et peut-être la trouverai-je dans le langage de mon voisin. Mais il s'agit ici de signes. Ainsi puis-je désigner la qualité de mon amour en disant que la femme est belle. Ainsi puis-je désigner la qualité de mon ami en parlant de sa discrétion. Mais ainsi je ne porte rien qui soit mouvement de la vie. Mais considération sur l'objet tel que mort.