Car ton plaisir d'être gouverneur de province tu ne le dois qu'à mon architecture, laquelle ne te sert de rien dans l'instant, mais seulement t'exalte selon l'image que j'ai fondée de mon domaine. Et les plaisirs même de ta vanité ne sont pas dus aux objets pondérables qui dans l'instant ne te servent de rien, et dont tu ne considères que la couleur qu'ils ont dans l'éclairage de mon empire.
Et celle-là qui a baigné quinze ans dans les aromates et les huiles, à qui furent enseignés la poésie, la grâce et le silence qui seul contient et qui, sous le front lisse, est patrie de fontaines, me diras-tu, parce qu'un autre corps ressemble au sien, qu'elle compose pour tes nuits le même breuvage que la prostituée que tu paies?
Et, de ne point les distinguer sous prétexte de t'enrichir en facilitant tes conquêtes, car il te coûtera moins de soins de bâtir une prostituée que de fonder une princesse, tu t'appauvriras.
Il se peut que tu ne saches point goûter la princesse, car le poème lui-même n'est ni cadeau ni provision mais ascension de toi-même, il se peut que tu ne sois point lié par la grâce du geste, de même qu'il est des musiques auxquelles tu n'accéderas point faute d'effort, mais ce n'est pas qu'elle ne vaille rien, mais que simplement tu n'existes pas.
Dans le silence de mon amour j'ai écouté parler les hommes. Je les ai entendus s'émouvoir. J'ai vu luire l'acier des couteaux dans les disputes. Aussi sordides qu'ils fussent et que fussent leurs bouges, hors l'appétit de nourriture, je n'ai jamais trouvé qu'ils s'animassent pour des biens qui eussent un sens hors du langage qu'ils parlaient. Car la femme pour laquelle tu désires tuer est elle-même toujours autre chose qu'un simple corps, mais telle patrie particulière hors de laquelle tu te découvres exilé et sans signification. Car la bouilloire où se prépare le thé du soir, voilà brusquement qu'elle te manque, de perdre son sens à travers elle.
Mais si dans la démarche de ta stupidité tu t'y trompes, et de voir les hommes chérir la bouilloire du soir, tu l'honores pour elle-même et asservis l'homme à la forger, alors il n'est plus d'hommes pour l'aimer et tu as ruiné l'un et l'autre.
Ainsi si tu morcelles un visage, ayant reconnu la douceur des enfants et la piété d'un lit de malade et le silence comme autour d'un autel et la grave maternité. Alors tu me feras, pour en favoriser le nombre, des écuries ou des étables et tu parqueras tes troupeaux de femmes afin qu'elles accouchent.
Et tu auras perdu pour toujours ce que tu prétendais favoriser, car peu t'importent les fluctuations d'un bétail, s'il s'agit de bêtes à l'engrais.
Moi je construis l'âme de l'homme et je lui bâtis des frontières et des limites et je lui dessine des jardins — et pour que soit le culte de l'enfant et qu'il prenne un sens dans le cœur, il se peut que peut-être en apparence j'en favorise moins le nombre — car je ne crois point en ta logique mais en la pente de l'amour.
Si tu es, tu construis ton arbre, et si j'invente et fonde l'arbre ce n'est qu'une graine que je propose. Les fleurs et les fruits y dorment en puissance dans le lit de ce pouvoir. Si tu te développes, tu te développes selon mes lignes non préconçues car je ne m'en suis point préoccupé. Et d'être, tu peux devenir. Et ton amour devient enfant de cet amour.
LXXXVI
Et je me heurtais à un seuil car il est des époques où le langage ne peut rien saisir ni rien prévoir. Ceux-là m'opposent le monde comme un rébus et exigent que je le leur explique. Mais il n'est point d'explication et le monde n'a point de sens.
«Faut-il nous soumettre ou lutter?» Il faut se soumettre pour survivre et lutter pour continuer d'être. Laisse faire la vie. Car telle est la misère du jour que la vérité de la vie, laquelle est une, prendra pour s'exprimer des formes contraires. Mais ne te fais point d'illusions: tel que tu es, tu es mort. Et tes contradictions sont celles de la mue, et tes déchirements et tes misères. Tu craques et te déchires. Et ton silence est du grain de blé dans la terre où il pourrit afin de devenir. Et ta stérilité est stérilité dans ta chrysalide. Mais tu renaîtras embelli d'ailes.
Tu te diras, du haut de la montagne d'où sont résolus tes problèmes: «Comment n'ai-je pas d'abord compris?» Comme s'il était d'abord quelque chose à comprendre.
LXXXVII
Tu ne recevras point de signe car la marque de la divinité dont tu désires un signe c'est le silence même.
Et les pierres ne savent rien du temple qu'elles composent et n'en peuvent rien savoir. Ni le morceau d'écorce, de l'arbre qu'il compose avec d'autres. Ni l'arbre lui-même, ou telle demeure, du domaine qu'ils composent avec d'autres. Ni toi de Dieu. Car il faudrait que le temple apparût à la pierre ou l'arbre à l'écorce, ce qui n'a point de sens car il n'est point pour la pierre de langage où le recevoir. Le langage est de l'échelle de l'arbre. Ce fut ma découverte après ce voyage vers Dieu.