Il est certes des peuples qui ont construit une qualité de qualités diverses. Qui ont donné un nom à un autre dessin dessiné à travers les mêmes matériaux. Et qui ont un mot pour le dire. Ainsi, peut-être est-il un mot possible pour désigner la mélancolie qui sans raison te prend le soir devant ta porte, quand le soleil cesse de brûler et que la nuit doit bientôt te mettre en veilleuse, laquelle est crainte de vivre à cause du souffle des enfants toujours si près de se changer en souffles trop courts de maladie, comme de la montagne à gravir, quand te vient cette crainte qu'ils renoncent et que tu aimerais les prendre par la main pour les aider. En ce mot-là serait l'expression de ton expérience et le patrimoine de ton peuple s'il se trouvait qu'il fût souvent à employer.
Mais ainsi je ne transporte rien que tu ne saches. Et mon langage dans son essence n'est point fait pour charrier des touts déjà devenus, comme de peindre en rosé la fleur, mais de construire à l'aide des mots les plus simples des opérations qui te nouent, et non de dire celle-là belle, mais qu'elle faisait le silence dans le cœur comme un jet d'eau d'apiès-midi.
Et tu dois tenir aux opérations que rend possibles le génie de ton peuple et qui nouent selon son génie, de même que la trame des corbeilles d'osier ou des filets de la mer. Mais si tu mélanges les langages, loin d'enrichir l'homme, tu le vides, car au lieu d'exprimer la vie dans ses opérations tu ne lui proposes plus que des opérations déjà faites et usées, et au lieu de me dire la découverte que provoque en toi ce certain vert, et comment t'alimente et te change la vue de l'orge jeune quand tu reviens de ton désert, te voilà qui te sers d'un mot offert déjà comme provision et qui, te permettant de désigner, t'épargne de saisir.
Car vaine était ta prétention de me dénommer toutes les couleurs en en prenant les noms là où elles sont désignées et tous les sentiments en prenant leurs noms là où on les éprouve et où un mot résume l'expérience subie par des générations et toutes les attitudes internes, comme le goût du soir, en les prenant là où le hasard les a fait énoncer. Croyant enrichir l'homme de la possession de ce charabia universel. Quand la seule véritable richesse et divinité de l'homme n'étaient point ce droit à la référence du dictionnaire, mais bien de sortir de soi, dans son essence, ce que précisément il n'est point de mot pour dire, sinon d'abord tu ne m'apprendrais rien, sinon ensuite il faudrait plus de mots qu'il n'est de grains de sable le long des mers.
Qu'est-ce, en comparaison de ce que tu pourrais avoir à dire, les mots que tu auras volés et qui pourriront ton langage?
Car seuls sont à dénommer les sommets de montagnes distingués des autres et qui te font un monde plus clair. Et il se peut que je t'apporte ainsi, si je crée, quelques vérités nouvelles dont le nom une fois formulé sera comme le nom dans ton cœur de quelque nouvelle divinité. Car une divinité exprime une certaine relation entre des qualités dont les éléments ne sont pas neufs mais le sont devenus en elle.
Car j'ai conçu. Et il est bon que je marque au fer dans ton cœur le chiffre qui te peut augmenter. De peur qu'ensuite tu ne t'égares.
Mais sache que hors les clefs de voûte qui me sont découvertes par d'autres que toi, tu ne peux rien désigner, par les mots, qui soit de son essence et de ta vie. Et si tu me peins le ciel en rouge et la mer en bleu, je refuse d'être ému car il te deviendrait vraiment trop aisé de m'émouvoir!
Pour m'émouvoir il faut me nouer dans les liens de ton langage et c'est pourquoi le style est opération divine. C'est ta structure alors que tu m'imposes et les mouvements mêmes de ta vie, lesquels n'ont point d'égaux au monde. Car si tous ont parlé des étoiles et de la fontaine et de la montagne, nul ne t'a dit de gravir la montagne pour boire aux fontaines d'étoiles leur lait pur.
Mais s'il est par hasard un langage où ce mot soit, c'est qu'alors je n'ai rien inventé et n'apporte rien qui soit vivant. Ne t'encombre point de ce mot s'il ne doit pas chaque jour te servir. Car ce sont des faux dieux ceux qui ne servent pas dans les prières de chaque soir.
Mais s'il se trouve que l'image t'illumine, alors elle est crête de montagne d'où le paysage s'ordonne. Et cadeau de Dieu. Donne-lui un nom pour t'en souvenir.
LXXXV
Me vint l'impérissable désir de bâtir les âmes. Et me vint la haine des adorateurs de l'usuel. Car en fin de compte si tu dis servir la réalité tu ne trouveras rien que la nourriture à offrir à l'homme, laquelle change peu de goût selon la civilisation. (Et encore ai-je parlé de l'eau qui devient cantique!)