Ici, pourtant, le professeur pose son stylo, lève l’œil comme un élève en rêverie, et se demande – oh ! pour lui seul – si certains films, tout de même, ne lui ont pas laissé des souvenirs de livres. Combien de fois a-t-il « relu » La Nuit du chasseur, Amarcord, Manhattan, Chambre avec vue, Le Festin de Babette, Fanny et Alexandre ? Ces images lui semblaient porteuses du mystère des signes. Bien sûr, ce ne sont pas là propos de spécialiste – il ne connaît rien à la syntaxe cinématographique et n’entend pas le lexique des cinéphiles –, ce ne sont là que propos de ses yeux, mais ses yeux lui disent clairement qu’il est des images dont on n’épuise pas le sens et dont la traduction renouvelle chaque fois l’émotion, et même des images de télévision, oui : le visage du vieux père Bachelard, dans le temps, à Lectures pour tous,… la mèche de Jankélévitch à Apostrophes… ce but de Papin contre les Milanais de Berlusconi…
Mais l’heure tourne. Il se remet à ses corrections. ( Qui dira jamais la solitude du correcteur de fond ? ) À quelques copies de là, les mots commencent à sautiller sous ses yeux. Les arguments ont tendance à se répéter. L’énervement le gagne. C’est un bréviaire que lui récitent ses élèves : II faut lire, il faut lire ! l’interminable litanie de la parole éducative : Il faut lire… quand chacune de leurs phrases prouve qu’ils ne lisent jamais !
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– Mais pourquoi te mets-tu dans des états pareils, mon chéri ? Vos élèves écrivent ce que vous attendez d’eux !
– À savoir ?
– Qu’il faut lire ! Le dogme ! Tu ne t’attendais tout de même pas à trouver un paquet de copies à la gloire des autodafés ?
– Ce que j’attends, moi, c’est qu’ils débranchent leurs walkmans et qu’ils se mettent à lire pour de bon !
– Pas du tout… Ce que tu attends, toi, c’est qu’ils te rendent de bonnes fiches de lecture sur les romans que tu leur imposes, qu’ils « interprètent » correctement les poèmes de ton choix, qu’au jour du bac ils analysent finement les textes de liste, qu’ils « commentent » judicieusement, ou « résument » intelligemment ce que l’examinateur leur collera sous le nez ce matin-là… Mais ni l’examinateur, ni toi, ni les parents, ne souhaitent particulièrement que ces enfants lisent. Ils ne souhaitent pas non plus le contraire, note. Ils souhaitent qu’ils réussissent leurs études, un point c’est tout ! Pour le reste, ils ont d’autres chats à fouetter. D’ailleurs, Flaubert aussi avait d’autres chats à fouetter ! S’il renvoyait la Louise à ses bouquins, c’était pour qu’elle lui fiche la paix, qu’elle le laisse travailler tranquille à sa Bovary, et qu’elle n’aille pas lui faire un enfant dans le dos. La voilà, la vérité, tu le sais très bien. « Lisez pour vivre », sous la plume de Flaubert quand il écrivait à Louise, ça voulait dire en clair : « Lisez pour me laisser vivre », tu le leur as expliqué, ça, à tes élèves ? Non ? Pourquoi ?
Elle sourit. Elle pose la main sur la sienne :
– Il faut t’y faire, mon chéri : le culte du livre relève de la tradition orale. Et tu en es le grand prêtre.
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« Je n’ai trouvé de stimulant d’aucune sorte dans les cours dispensés par l’Etat. Même si la matière de l’enseignement avait été plus riche et plus passionnante qu’elle ne l’était en réalité, la pédanterie morose des professeurs bavarois m’aurait encore dégoûté du sujet le plus intéressant. »…
« Tout ce gué je possède de culture littéraire, je l’ai acquis en dehors de l’école. »…
« Les voix des poètes se confondent dans mon souvenir avec les voix de ceux qui me les firent d’abord connaître : il est certains chefs-d’œuvre de l’école romantique allemande que je ne peux relire sans réentendre l’intonation de la voix émue et bien timbrée de Mielen. Aussi longtemps que nous fûmes des enfants qui avaient de la peine à lire eux-mêmes, elle eut pour habitude de nous faire la lecture. »
( … )