Jasmine connaissait assez sa mère pour savoir que, malgré ces remarques, dans les dix minutes qui suivraient son coup de fil, l’intégralité de sa famille, tout l’immeuble et une bonne partie du quartier serait au courant de sa grossesse ; de la même manière que sa mère informait l’intégralité des gens qu’elle croisait de chaque avancée, levée de fonds et recrutement de la start-up que Jasmine avait fondée quelques années plus tôt, alors que ses parents espéraient qu’elle deviendrait professeure de mathématiques. La voisine des Bensalah, Mme Gaulupeau, soixante-seize ans, avait tellement entendu parler de l’application mobile de Jasmine, qu’elle aurait sans doute été en mesure de se faire recruter dans la Silicon Valley.
— Maman, je dois y aller, mais avant je voulais te dire : c’est un garçon.
— Oh… Bien, un petit garçon, mon petit-fils, très bien, très bien…
La voix de sa mère vibrait sous le coup de l’émotion, comme si cette précision venait de rendre la nouvelle beaucoup plus concrète.
— Mais tu dois y aller, tu es pressée, poursuivit-elle pour cacher son émotion. Je suis fière de toi, va, j’ai hâte de voir mon petit-fils, je vais réfléchir au prénom, avec tout ton travail, tu n’as pas le temps.
— Oui, fais ça, bisous, Maman ! lança Jasmine avec douceur avant de raccrocher.
Elle resta quelques secondes, à l’abri dans l’habitacle de sa voiture avant de rallumer le contact. Elle devait aller jusqu’à Bouville, maintenant, parce qu’Angélique lui avait laissé un message ce matin et qu’avant d’envisager le futur, il allait falloir affronter le passé.
En tournant pour sortir du parking, Jasmine se revit, vingt ans plus tôt, quelques jours après la disparition de Sarah. Elles s’étaient mises d’accord sur le fait que la veste de Sarah ne pouvait pas rester chez Angélique qui venait d’être convoquée pour la deuxième fois au commissariat. Elles l’avaient passée à la machine pour enlever leur ADN, mais les taches de sang avaient eu le temps de s’incruster. Jasmine avait affirmé à sa mère qu’elle ne se sentait pas bien et qu’elle voulait rentrer en voiture. Elle la rejoindrait donc chez les Leroy. Dans un sac plastique, elle avait roulé en boule la veste tachée de Sarah. Le plus simple, c’était qu’elle retourne à sa place, dans l’armoire de Sarah. Dans l’entrée, Jasmine avait croisé Éric qui partait jouer au foot avec ses copains. Il avait souri avec nonchalance, comme si c’était un jour comme un autre et lui avait lancé :
— Tu as changé de coiffure, non ? Ça te va bien.
Puis, il avait laissé son sac de sport par terre, sous le portemanteau de l’entrée, pour boire un verre d’eau dans la cuisine en fredonnant : « comme si je n’existais pas, elle est passée à côté de moi, sans un regard, reine de Saba, j’ai dit Aïcha prends tout est pour toi… ». Alors, Jasmine avait pensé à toute la souffrance qui ne serait jamais réparée, à toute cette violence qui ne serait jamais punie. Elle avait senti la colère monter en elle comme les vagues se soulèvent avant de se fracasser sur les falaises de granit. Et, dans un moment de rage, au lieu de monter le blouson dans la chambre de Sarah comme prévu, elle avait fait glisser la fermeture Éclair du sac d’Éric et, sous le jogging lavé et repassé toutes les semaines par sa mère, elle avait caché la veste tachée de sang de Sarah Leroy.
Sarah
Après avoir reçu le message d’Angélique, j’ai mis quelques jours à aller au cimetière. D’abord, parce que je n’ai pas tout de suite compris que c’était là qu’elle m’attendrait. Ensuite, parce que je ne voulais pas qu’on nous voie parler ensemble au lycée. Et enfin, parce qu’une fois l’euphorie du premier moment passé, j’ai commencé à trouver louche ce drapeau blanc sorti de nulle part. Une partie de moi, toujours méfiante après la violence de notre altercation dans la cour de récréation, craignait un guet-apens, qu’elles me tombent toutes les trois dessus, Morgane, Jasmine et Angélique, pour me frapper ou pour m’humilier en évoquant des secrets passés. J’aurais beaucoup souffert du fait que, pour la première fois, notre amitié d’enfance puisse être salie par notre animosité. Jusqu’ici, nous n’avions jamais touché au passé. Les serments, les confidences de cette époque n’étaient jamais ressortis. C’était comme une règle tacite : à la guerre, tous les coups sont permis, sauf la désacralisation de ces souvenirs-là. Nous avions gardé en commun le désir de préserver les seules années de vrai bonheur que nous avions connues : celles de notre amitié.
Pourtant, au bout de quelques jours, n’y tenant plus, je suis allée à la piscine comme tous les soirs, j’ai fait deux longueurs, le temps de m’imprégner de chlore, de mouiller ma serviette et mon maillot pour qu’Iris ne me questionne pas sur ce que j’avais fait de ma soirée, et j’ai pédalé jusqu’au cimetière sur la falaise.
Анна Михайловна Бобылева , Кэтрин Ласки , Лорен Оливер , Мэлэши Уайтэйкер , Поль-Лу Сулитцер , Поль-Лу Сулицер
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