Sans égard pour le vieux mage, Tanis rejoignit Flint. La tête sur les genoux de Tass, le nain leva les yeux vers lui et sourit. Tanis prit la main noueuse de son plus vieil ami et la serra entre les siennes.
— Il a failli m’échapper, Tanis. Il allait passer de l’autre côté des rochers, quand mon cœur a lâché. Il a dû m’entendre crier, car je me souviens qu’après il m’a porté et il m’a posé par terre contre la pierre.
— Il ne t’a… pas fait de mal ? souffla Tanis.
— Que voulais-tu qu’il me fasse ! Il est incapable de maltraiter une mouche ! Il est aussi doux que Tika, dit Flint en souriant à la jeune fille agenouillée près de lui. Prends soin de ce grand bêta de Caramon, tu entends ?
— Oui, Flint, répondit Tika.
— Au moins, tu ne pourras plus essayer de me noyer, grommela le nain en regardant tendrement le grand guerrier. Et si jamais tu vois ton espèce de frère, fiche-lui un bon coup de pied de ma part !
— J… je m’occuperai de Berem, bredouilla Caramon, tentant de cacher son émotion.
— Flint, je ne veux pas que tu partes à l’aventure sans moi ! gémit Tass. Tu sais très bien que tu vas avoir un tas d’ennuis !
— Pour la première fois depuis que je te connais, j’aurai la paix ! grommela le nain. Je voudrais que tu prennes mon casque. Celui qui a une crinière de griffon. Allons, allons, mon garçon, fit-il en tapotant la main du kender, qui sanglotait, ne te mets pas dans un état pareil. J’ai eu une vie heureuse, des amis fidèles. J’ai vécu de terribles choses, mais de très belles aussi. Le monde a de nouvelles espérances. Cela m’embête de vous quitter au moment où tu as besoin de moi, Tanis. Mais je t’ai enseigné tout ce que je sais. Je sens que tout ira bien…, très bien.
Son souffle s’accéléra, puis il ferma les yeux. Tass laissa aller sa tête contre l’épaule de son ami. Soudain, Fizban réapparut ; le nain ouvrit les yeux.
— Je sais qui tu es, dit-il au vieux mage. Tu vas m’accompagner, n’est-ce pas ? Au moins un petit bout de chemin…, ainsi je ne serai pas seul. J’ai vécu si longtemps avec mes amis… que ça me fait un drôle d’effet de partir tout seul…
— Je viendrai avec toi, promit Fizban. Ferme les yeux et repose-toi. Les tracas de ce monde ne sont plus les tiens maintenant. Tu as le droit de dormir, à présent.
— Dormir, oui, j’en ai besoin. Réveille-moi quand tu seras prêt…, quand il sera temps de partir…
Flint ferma les yeux et exhala un soupir.
— Adieu, vieux camarade, dit le demi-elfe, la main sur le cœur de Flint.
— Flint, non ! Flint ! cria Tass, se jetant sur le corps de son ami.
Tanis prit le kender dans ses bras. Il se débattit furieusement, puis céda, épuisé. Collé contre l’épaule de Tanis, il pleura à chaudes larmes.
Le demi-elfe lui caressait la tête d’une main apaisante, quand son regard tomba sur le vieux magicien.
— Mais qu’est-ce que tu fais ? s’écria-t-il.
Il posa Tass sur le sol et se leva. Le vieillard avait chargé Flint dans ses bras et se dirigeait vers le cercle de rochers.
— Arrête ! tonna Tanis. Nous allons lui donner une sépulture et l’enterrer selon les rites !
Fizban tourna vers Tanis un visage empreint de gravité. Il portait le corps de Flint comme s’il ne pesait rien.
— Je lui ai promis qu’il ne ferait pas le voyage tout seul, dit-il simplement.
Il reprit sa marche vers les pierres. Tanis hésita, puis il lui emboîta le pas. Les autres regardaient la scène, ébahis.
Le demi-elfe courait derrière le vieil homme. Mais Fizban, pourtant lesté d’un pesant fardeau, se déplaçait avec une aisance incroyable, quasi aérienne. Tanis n’arrivait pas à le rattraper. Une sorte de lourdeur l’envahit. Ses efforts semblaient vains ; il avait l’impression de poursuivre un nuage.
Il rejoignit le vieux mage au moment où celui-ci atteignait le cercle de pierres. Résolument, il le franchit, avec une seule idée en tête : récupérer le corps de son vieil ami.
À l’intérieur du cercle, Tanis s’immobilisa. Ce qu’il avait d’abord pris pour une étendue d’eau inerte était en réalité de la pierre noire et brillante comme un miroir. Tanis se pencha pour sonder les profondeurs. Il découvrit avec stupéfaction des milliers d’étoiles. Elles étaient d’une telle netteté qu’il crut que la nuit était tombée. Mais au-dessus de lui, le ciel était toujours aussi bleu.
Parmi les étoiles, il vit les deux lunes. Son cœur battit la chamade. Il aperçut aussi la troisième, que seuls les magiciens les plus puissants avaient le pouvoir de détecter : le disque qui se détachait sur les ténèbres…, la lune noire.
Il reconnut même les zones sombres laissées par les constellations de la Reine des Ténèbres et du Vaillant Guerrier, qui avaient quitté le ciel.
Tanis se rappela les paroles de Raistlin : « Deux constellations manquent dans le ciel.
Il s’arracha à la contemplation de l’étrange surface sur laquelle Fizban posait maintenant le pied. Il voulut suivre le mage, mais il était dans l’incapacité de faire un pas. Autant tenter de sauter dans les Abysses !