— J'étais fière et je suis devenue gardienne de musée, super maligne, non ? Bon, là, je te passe les collègues parce que j'ai touché du doigt toute la grandeur de la fonction publique mais... Je m'en foutais à vrai dire... J'étais bien. Finalement, j'y étais dans l'atelier de mon grand maître... Les toiles étaient sèches depuis longtemps mais j'ai sûrement plus appris là que dans toutes les écoles du monde... Et comme je ne dormais pas beaucoup à cette époque, je pouvais comater tranquille... Je me réchauffais... Le problème, c'est que je n'avais pas le droit de dessiner... Même sur un tout petit carnet riquiqui, même s'il n'y avait personne et Dieu sait qu'il n'y avait pas grand monde certains jours, pas question de faire autre chose que de ruminer mon sort, de sursauter quand j'entendais le tchouik tchouik des semelles d'un visiteur égaré ou de ranger mon matos en vitesse quand c'était le gling gling de son trousseau... À la fin, c'était devenu son passe-temps préféré à Séraphin Tico, Séraphin Tico, j'adore ce nom... avancer à pas de loup et me surprendre en plein délit. Ah ! Qu'est-ce qu'il était jouasse, ce crétin, quand il me forçait à ranger mon crayon ! Je le voyais qui s'éloignait en écartant les jambes pour laisser ses couilles se gonffier d'aise... Mais quand je sursautais, ça me faisait bouger et ça, ça me saoulait. Le nombre de croquis gâchés par sa faute... Ah non ! C'était plus possible ! Du coup, j'ai joué le jeu... L'apprentissage de la vie commençait à porter ses fruits : je l'ai soudoyé.
— Pardon ?
— Je l'ai payé. Je lui ai demandé combien y voulait pour me laisser travailler... Trente balles par jour? bon... Le prix d'une heure de coma au chaud ? bon... Et je les lui ai données...
- Putain...
- Ouais... Le grand Séraphin Tico... ajouta-t-elle rêveuse, maintenant qu'on a le fauteuil, j'irai lui dire bonjour un de ces jours avec Paulette...
- Pourquoi ?
— Parce que je l'aimais bien... C'était un filou honnête, lui. Pas comme l'autre zozo qui m'accueillait en faisant la gueule après une journée de boulot parce que j'avais oublié d'acheter des clopes... Et moi, comme une conne, je redescendais...
— Pourquoi tu restais avec lui ?
— Parce que je l'aimais. J'admirais son travail aussi... Il était libre, décomplexé, sûr de lui, exigeant... Tout mon contraire... Il aurait préféré crever la bouche ouverte plutôt que d'accepter le moindre compromis. J'avais à peine vingt ans, c'est moi qui l'entretenais et je le trouvais admirable.
— T'étais godiche...
— Oui... Non... Après l'adolescence que je venais de me cogner, c'était ce qui pouvait m'arriver de mieux... Il y avait fout le temps du monde, on ne parlait que d'art, que de peinture... On était ridicules oui, mais intègres aussi. On bouffait à six sur deux RMI, on pelait de froid et on faisait la queue aux bains publics mais on avait l'impression de vivre mieux que les autres... Et aussi grotesque que cela puisse sembler aujourd'hui, je crois que nous avions raison. Nous avions une passion... Ce luxe... J'étais godiche et heureuse. Quand j'en avais marre d'une salle, j'en changeais et quand je n'oubliais pas les cigarettes, c'était la fête ! On buvait beaucoup aussi... J'ai pris quelques mauvaises habitudes... Et puis j'ai rencontré les Kessler dont je t'ai parlé l'autre jour...
- Je suis sûr que c'était un bon coup... se renfrogna-t-ii.
Elle roucoula :
— Oh oui... Le meilleur du monde... Oh... Rien que d'y penser, ça me fait des frissons partout, tiens...
— Ça va, ça va... On a compris.
— Nan, soupira-t-elle, pas si terrible que ça... Passés les premiers émois post-virginaux, j'ai... je... enfin... C'était un homme égoïste, quoi...
— Aaah...
— Ouais, euh... T'es pas mal non plus dans le genre...
— Oui, mais moi je ne fume pas !
Ils se sourirent dans le noir...
— Après ça s'est dégradé... Mon amoureux me trompait... Pendant que je me tapais l'humour débile de Séraphin Tico, il se tapait des premières années, et quand on a fait la paix, il m'a avoué qu'il se droguait, oh, un peu, juste comme ça... Pour la beauté du geste... Et là, je n'ai pas du tout envie d'en parler...
— Pourquoi ?
— Parce que c'est devenu trop triste... La rapidité avec laquelle cette merde te met à genoux, c'est hallucinant... La beauté du geste, mon cul, j'ai tenu encore quelques mois et je suis retournée vivre chez ma mère. Elle ne m'avait pas vue depuis presque trois ans, elle a ouvert la porte et m'a dit : « Je te préviens, y a rien à manger. » J'ai fondu en larmes et je suis restée couchée pendant deux mois... Là, elle a été clean pour une fois... Elle avait ce qu'il faut pour me soigner, tu me diras... Et quand je me suis relevée, je suis retournée travailler À cette époque, je ne me nourrissais que de bouillies et de petits pots. Allô ! Docteur Freud ? Après le cinémascope dolby stéréo, sons, lumières et émotions en tout genre, j'ai repris une vie en minuscule et en noir et blanc. Je regardais la télé et j'avais toujours le vertige au bord des quais...
— T'y as pensé ?