— Oh... Quelque chose de simple... Je pensais à des côtes de veau avec une jardinière de légumes... Et peut-être des fraises en dessert... Si elles sont belles, hein ? Sinon je ferai une tarte aux pommes... Faut voir... Un petit bourgueil de mon ami Christophe par-dessus tout ça et une bonne sieste au soleil, ça vous dit ?
— Et ton travail ? demanda Philibert.
— Pff... J'en fais bien assez, non ?
— Et on y va comment ? ironisa Camille, dans ton top case ?
Il but une gorgée de café et lâcha tranquillement :
— J'ai une belle voiture, elle attend devant la porte, ce salaud de Pikou me l'a déjà baptisée deux fois ce matin, le fauteuil est plié à l'arrière et j'ai fait le plein tout à l'heure...
Il reposa sa tasse et souleva le plateau :
- Allez... Grouillez-vous les jeunes. J'ai des petits pois à écosser, moi...
Paulette tomba de son lit. Ce n'était pas le cervelet, c'était la précipitation.
Ce qui fut dit fut fait et ce qui fut fait se renouvela toutes les semaines.
Comme tous les rupins — mais sans eux puisqu'ils étaient décalés d'une journée — ils se levaient très tôt le dimanche et revenaient le lundi soir, les bras chargés de victuailles, de fleurs, de croquis et de bonne fatigue.
Paulette ressuscita.
Quelquefois Camille souffrait d'accès de lucidité et regardait les choses en face. Ce qu'elle vivait avec Franck était bien agréable. Soyons gais, soyons fous clouons les portes, gravons l'écorce, échangeons nos prises de sang, n'y pensons plus, découvrons-nous, effeuillons-nous, souffrons un peu, cueillons dès aujourd'hui les roses de la vie et gnagnagna, mais ça ne pourrait jamais marcher. Elle n'avait pas envie de s'étendre là-dessus, mais bon, c'était foireux leur affaire. Trop de différences, trop de... Enfin bref. Passons. Elle n'arrivait pas à juxtaposer Camille à l'abandon et Camille aux aguets. Il y en avait toujours une qui regardait l'autre en fronçant le nez.
C'était triste mais c'était ainsi.
Mais quelquefois non. Quelquefois, elle réussissait à faire le point et les deux emmerdeuses se fondaient en une seule, toute bête et désarmée. Quelquefois, il la bluffait.
Ce jour-là par exemple... Le coup de la voiture, de la sieste, du marché bonasse et tout, c'était pas mal, mais le plus fort vint après.
Le plus fort, c'est quand il s'arrêta à l'entrée du village et se retourna :
— Mémé, tu devrais marcher un peu et finir à pied avec Camille... Nous on va ouvrir la maison pendant ce temps-là...
Coup de génie.
Car il fallait la voir, la petite mère en chaussons molletonnés agrippée au bras de sa canne de jeunesse, celle qui s'éloignait du bord depuis des mois en s'enfonçait dans la vase, comme elle avançait tout doucement d'abord, tout doucement pour ne pas glisser, puis relevait la tête, levait les genoux et desserrait son étreinte...
Il fallait voir cela pour peser des mots aussi niais que
Comme elle marchait vite tout à coup, comme le sang lui revenait avec les souvenirs et l'odeur du goudron tiède...
— Regarde, Camille, c'est ma maison. C'est elle.
4
Camille s'immobilisa.
— Eh bien alors ? Qu'est-ce que tu as ?
— C'est... c'est votre maison ?
— Pardi oui ! Ouh regarde-moi ce fouillis... Rien n'a été taillé... Quelle misère...
— On dirait la mienne...
— Pardon ?
La sienne, pas celle de Meudon où ses parents se griffaient le visage, mais celle qu'elle se dessinait depuis qu'elle était en âge de tenir un feutre. Sa petite maison imaginaire, l'endroit où elle se réfugiait avec ses rêves de poules et de boîtes en fer-blanc. Sa Polly Pocket, son camping-car de Barbie, son nid des Marsupilamis, sa maison bleue accrochée à la colline, son Tara, sa ferme africaine, son promontoire dans les montagnes...
La maison de Paulette était une petite bonne femme carrée qui se haussait du col et vous accueillait les mains bien calées sur les hanches avec l'air entendu des fausses mijaurées. Celles qui baissent les yeux et font les modestes alors que tout en elles suinte le contentement et la bonne satisfaction.
La maison de Paulette était une grenouille qui avait voulu devenir aussi grosse que le bœuf. Une petite bicoque de garde-barrière qui n'avait pas eu peur de rivaliser avec Chambord et Chenonceaux.
Rêves de grandeur, petite paysanne vaniteuse et fière disant:
- Regardez bien ma sœur. Est-ce assez, dites-moi. Mon toit d'ardoises avec ce tuffeau blanc qui rehausse les encadrements de la porte et des fenêtres, j'y suis, n'est-ce point ?
— Nenni.
— Ah bon ? Et mes deux lucarnes-là ? Elles sont jolies mes lucarnes ouvragées en pierre de taille ?
— Point du tout.
— Point du tout ? Et la corniche ? C'est un compagnon qui me l'a taillée !
— Vous n'en approchez point, ma chère.