— Nous sommes ici chez ma grand-mère maternelle qui est morte l'année passée et en attendant que la succession soit réglée, mon père m'a demandé de venir réinstaller ici, pour éviter les... Comment vous disiez déjà ?
— Les squatters ?
— Voilà, les squatters ! Mais pas ces garçons drogués avec des épingles à nourrice dans le nez, non, des gens bien mieux habillés et beaucoup moins élégants : nos cousins germains...
— Vos cousins ont des vues sur cet endroit ?
— Je crois qu'ils ont même déjà dépensé l'argent qu'ils pensaient en tirer les pauvres ! Un conseil de famille s'est donc réuni chez le notaire à l'issue duquel on m'a désigné comme portier, gardien et veilleur de nuit. Bien sûr, il y a eu quelques manœuvres d'intimidation au début... D'ailleurs beaucoup de meubles se sont volatilisés comme vous avez pu le constater et j'ai souvent ouvert la porte aux huissiers, mais tout semble être rentré dans l'ordre à présent... Maintenant, c'est au notaire et aux avocats de régler cette accablante affaire...
— Vous êtes là pour combien de temps ?
— Je ne sais pas.
— Et vos parents acceptent que vous hébergiez des inconnus comme le cuisinier ou moi ?
— Pour vous, ils n'auront pas besoin de le savoir, j'imagine... Quant à Franck, ils étaient plutôt soulagés... Ils savent combien je suis empoté... Mais, bon, ils sont loin d'imaginer à quoi il ressemble et... Heureusement ! Ils croient que je l'ai rencontré par l'intermédiaire de la paroisse !
Il riait.
— Vous leur avez menti ?
— Disons que j'ai été pour le moins... évasif...
Elle avait tant fondu qu'elle pouvait rentrer le bas de sa chemise dans son jean sans être obligée de le déboutonner.
Elle avait l'air d'un fantôme. Elle se fit une grimace dans le grand miroir de sa chambre pour se prouver le contraire, noua son foulard en soie autour de son cou, passa sa veste et s'aventura dans cet incroyable dédale haussmannien.
Elle finit par retrouver l'affreux canapé défoncé et fit le tour de la pièce pour apercevoir les arbres couverts de givre sur le Champ-de-Mars.
Alors qu'elle se retournait, tranquillement, l'esprit encore embrumé et les mains dans les poches, elle sursauta et ne put' s'empêcher de pousser un petit cri idiot.
Un grand type, tout de cuir noir vêtu, botté et casqué se tenait juste derrière elle.
— Euh, bonjour... finit-elle par articuler. L'autre ne répondit rien et tourna les talons.
Il avait enlevé son casque dans le couloir et entra dans la cuisine en se frottant les cheveux :
— Hé Philou, dis voir, c'est quoi la tantouse dans le salon, là ? C'est un de tes copains scout ou quoi ?
— Pardon ?
— Le pédé qu'est derrière mon canapé...
Philibert, qui était déjà passablement énervé par l'ampleur de son désastre culinaire, perdit un peu de son aristocratique nonchalance :
— Le pédé, comme tu dis, s'appelle Camille, recti-fia-t-il d'une voix blanche, c'est mon amie et je te prie de te comporter en gentleman car j'ai l'intention de l'héberger ici quelque temps...
— Oh, ça va... T'énerve pas comme ça... C'est une fille tu dis ? On parle bien du même lascar ? Le petit maigrichon sans cheveux ?
— C'est une jeune fille en effet...
— T'es sûr ?
Philibert ferma les yeux.
— C'est lui, ta copine ? Enfin c'est elle ? Dis donc, tu lui prépares quoi, là ? Des doubitchous confits ?
— C'est une soupe, figure-toi...
— Ça ? Une soupe ?
— Parfaitement. Une soupe poireaux pommes de terre de chez Liebig...
— C'est de la merde. En plus tu l'as laissée brûler, ça va être dégueulasse... T'as rajouté quoi là-dedans ? ajouta-t-il horrifié, en soulevant le couvercle.
— Euh... de la Vache Qui Rit et des morceaux de pain de mie...
— Pourquoi t'as fait ça ? s'inquiéta-t-il.
— C'est le médecin... Il m'a demandé de la retaper...
— Eh ben, si elle se retape avec ce truc-là, chapeau ! À mon avis, tu vas plutôt la faire caner, oui...
Sur ce, il attrapa une bière dans le Frigidaire et alla s'enfermer dans sa chambre.
Quand Philibert rejoignit sa protégée, elle était encore un peu décontenancée :
— C'est lui ?
— Oui, murmura-t-il en posant son grand plateau sur un carton.
— Il n'enlève jamais son casque ?
— Si, mais quand il rentre le lundi soir, il est toujours exécrable... En général, j'évite de le croiser ce jour-là...
— C'est parce qu'il a trop de travail ?
— Non justement, il ne travaille pas le lundi... Je ne sais pas ce qu'il fait... Il part assez tôt le matin et revient toujours dans une humeur de dogue... Problèmes familiaux, je crois... Tenez, servez-vous pendant que c'est chaud...
— Euh... Qu'est-ce que c'est ?
— Une soupe.
— Ah ? fit Camille en essayant de touiller l'étrange brouet.
— Une soupe à ma façon... Une espèce de bortsch si vous préférez...
— Aaah... Parfait... répéta-t-elle en riant.
Cette fois encore, c'était nerveux.
DEUXIÈME PARTIE
1
— T'as deux minutes, là ? Faut qu'on se parle...