Philibert prenait toujours du chocolat au petit déjeuner et son plaisir, c'était d'éteindre le gaz juste avant que le lait déborde. Plus qu'un rite ou une manie, c'était sa petite victoire quotidienne. Son exploit, son invisible triomphe. Le lait retombait et la journée pouvait commencer : il maîtrisait la situation.
Mais ce matin-là, déconcerté, agressé même, par le ton de son colocataire, il tourna le mauvais brûleur. Le lait se carapata et une odeur déplaisante envahit soudain la pièce.
— Pardon ?
— Je dis : il faut qu'on se parle.
— Parlons, répondit calmement Philibert en mettant sa casserole à tremper, je t'écoute...
— Elle est là pour combien de temps ?
— Plaît-il ?
— Oh, ne fais pas ton malin, hein ? Ta souris ? Elle est là pour combien de temps ?
— Aussi longtemps qu'elle le souhaitera...
— T'en pinces pour elle, c'est ça ?
— Non.
— Menteur. Je le vois bien ton petit manège... Tes belles manières, tes airs de châtelain et tout ça...
— Tu es jaloux ?
— Putain, non ! Manquerait plus que ça ! Moi, jaloux d'un tas d'os ? Hé, y a pas marqué L'abbé Pierre, là ! fit-il en désignant son front.
— Pas jaloux de moi, jaloux d'elle. Peut-être que tu te sens un peu à l'étroit ici et que tu n'as pas envie de pousser ton verre à dents de quelques centimètres sur la droite ?
— Alors, là, tout de suite... Les grandes phrases... À chaque fois que t'ouvres le bec, c'est comme si tes mots devaient rester écrits quelque part tellement qu'y sonnent bien...
— ...
— Attends, je le sais que t'es chez toi, je le sais bien, va... C'est pas ça le problème. T'invites qui tu veux, t'héberges qui tu veux, tu fais même les restos du cœur si ça te chante, mais merde, je sais pas moi... On faisait une bonne petite équipe tous les deux, non ?
— Tu trouves ?
— Ouais je trouve. D'accord j'ai mon caractère et toi t'as toutes tes obsessions débiles, tes trucs là, tes TOC, mais dans l'ensemble, ça roulait bien jusqu'à aujourd'hui...
— Et pourquoi les choses changeraient-elles ?
— Pfff... On voit bien que tu connais pas les nanas, toi... Attention, je dis pas ça pour te blesser, hein ? Mais c'est vrai, quoi... Tu mets une fille quelque part et tout de suite c'est le bordel, vieux... Tout se complique, tout devient chiant et même les meilleurs potes finissent par se faire la gueule, tu sais... Pourquoi tu ricanes, là ?
— Parce que tu t'exprimes comme... Comme un cow-boy... Je ne savais pas que j'étais ton... ton pote.
— OK, je laisse tomber. Je pense juste que t'aurais pu m'en parler avant, c'est tout.
— J'allais t'en parler.
— Quand ?
— Là, maintenant, au-dessus de mon bol, si tu m'avais laissé le temps de me le préparer...
— Je m'excuse... Enfin non, merde, je peux pas m'excuser tout seul, c'est ça ?
— Tout à fait.
— Tu pars bosser, là ?
— Oui.
— Moi aussi. Allez viens. Je te paye un chocolat en bas...
Alors qu'ils étaient déjà dans la cour, Franck sortit sa dernière cartouche :
— En plus, on sait même pas qui c'est... On sait même pas d'où elle sort, cette fille-là...
— Je vais te montrer d'où elle sort... Suis-moi.
— Ttt... Compte pas sur moi pour me taper les sept étages à pied...
— Si. Je compte sur toi justement. Suis-moi. Depuis qu'ils se connaissaient, c'était la première fois que Philibert lui demandait quelque chose. Il maugréa tant qu'il put et le suivit dans l'escalier de service.
— Putain, mais qu'est-ce qu'y caille là-dedans !
— Ce n'est rien... Attends d'être sous les toits...
Philibert défit le cadenas et poussa la porte. Franck resta silencieux quelques secondes.
— C'est là qu'elle crèche ?
— Oui.
— T'en es sûr ?
— Viens, je vais te montrer autre chose...
Il le mena au fond du couloir, donna un coup de pied dans une autre porte déglinguée et ajouta :
— Sa salle de bains... En bas, les W-C et au-dessus, la douche... Avoue que c'est ingénieux...
Ils descendirent les escaliers en silence.
Franck ne recouvra la parole qu'après son troisième café :
— Bon, juste une chose alors... Tu lui expliqueras bien pour moi, comment c'est important que je dorme l'après-midi et tout ça...
— Oui, je lui dirai. On lui dira tous les deux. Mais à mon avis, cela ne devrait pas poser de problème parce qu'elle dormira aussi...
— Pourquoi ?
— Elle travaille la nuit.
— Qu'est-ce qu'elle fait ?
— Des ménages.
— Pardon ?
— Elle est femme de ménage...
— T'es sûr ?
— Pourquoi me mentirait-elle ?
— J'sais pas, moi... Ça se trouve, elle est call-girl...
— Elle aurait plus de... De rondeurs, non ?
— Ouais, t'as raison... Hé, t'es pas con, toi ! ajouta-t-il en lui donnant une grande claque dans le dos.
— A... attention, tu... tu m'as fait lâcher mon croissant, i... idiot... Regarde, on dirait une vieille mé... méduse maintenant...
Franck s'en fichait, il lisait les titres du Parisien posé sur le comptoir.
Ils s'ébrouèrent ensemble.
— Dis-moi ?
— Quoi ?
— Elle a pas de famille, cette nana ?
— Tu vois, ça, répondit Philibert en nouant son écharpe, c'est une question que je me suis toujours refusé à te poser...
L'autre leva les yeux pour lui sourire.