L'infirmière le vit relever son bras à l'horizontale, et maugréer : « Je vous crois, Lauren, je vous crois. » Elle fronça les sourcils et s'en retourna dans la pièce voisine. « Ah ! Il y en a, ça les secoue, y a pas à dire. » Ils s'engouffrèrent dans la cabine de l'ascenseur. Arthur avait les yeux baissés. Il ne disait rien, elle non plus. Ils quittèrent l'hôpital. Un vent du nord s'était engouffré dans la baie, amenant avec lui une pluie fine et ciselante, il faisait un froid de loup. Il releva le col de son manteau sur sa nuque et ouvrit la portière à Lauren. « On va se calmer un peu sur les effets passe-muraille et remettre les choses dans l'ordre, s'il vous plaît ! » Elle entra normalement dans la voiture et lui sourit.
Le retour se fit sans un mot prononcé ni par l'un ni par l'autre. Arthur se concentrait sur sa route, Lauren regardait les nuages par la fenêtre. Ce n'est qu'en arrivant au pied de la maison que sans se détourner du ciel elle se remit à parler :
- J'ai tellement aimé la nuit, pour ses silences, ses silhouettes sans ombre, ses regards que l'on ne croise pas le jour. Comme si deux mondes se par-tageaient la ville sans se connaître, sans imaginer la réciprocité de l'existence de l'autre. Des tas d'êtres humains apparaissent au crépuscule et disparaissent à l'aube. On ne sait pas où ils vont. Il n'y avait que nous à l'hôpital, pour les connaître.
- C'est quand même une histoire de dingues.
Avouez-le. C'est difficile à admettre.
- Oui, mais on ne va pas s'arrêter là pour autant et passer le reste de la nuit à se répéter ça.
- Enfin pour ce qu'il en reste, de ma nuit !
- Rangez la voiture, je vous attendrai là-haut.
Arthur la parqua dehors pour ne pas réveiller ses voisins avec le bruit de la porte du garage. Il monta l'escalier et entra. Lauren était assise en tailleur au milieu du salon.
- Vous visiez le canapé ? lui demanda-t-il amusé.
- Non, je visais le tapis et je suis pile dessus.
- Menteuse, je suis sûr que vous visiez le canapé.
- Et moi, je vous dis que je visais le tapis !
- Vous êtes mauvaise joueuse.
- Je voulais vous préparer un thé mais... Vous devriez aller vous coucher, il ne vous reste que peu d'heures de sommeil.
Il la questionna sur les circonstances de l'accident, elle lui raconta le caprice de la « vieille anglaise », la Triumph qu'elle adorait, lui parla de ce week-end à Carmel au début de l'été dernier qui s'était achevé sur Union Square. Elle ne savait pas ce qui s'était passé.
- Et votre petit ami ?
- Quoi, mon petit ami ?
- Vous partiez le rejoindre ?
- Reformulez votre question, dit Lauren en souriant. Votre question c'est : « Avez-vous un petit ami ? »
- Aviez-vous un petit ami ? répéta Arthur.
- Merci pour l'imparfait, ça m'est arrivé.
- Vous n'avez pas répondu.
- Ça vous concerne ?
- Non, après tout je ne vois pas de quoi je me mêle.
Arthur tourna les talons et se dirigea vers la chambre, il invita de nouveau Lauren à se reposer sur le lit tandis que lui prendrait ses quartiers dans le salon.
Elle le remercia de sa galanterie, mais elle serait très bien sur le canapé. Il alla se coucher trop fatigué pour réfléchir à tout ce que cette soirée impliquait, ils en reparleraient demain. Avant de refermer la porte il lui souhaita bonne nuit, elle lui demanda une dernière faveur : « Vous voulez bien m'embrasser sur la joue ? » Arthur inclina la tête, interrogateur. « Vous avez l'air d'un petit garçon de dix ans comme ça, je vous ai juste demandé de m'embrasser sur la joue. Cela fait six mois que personne ne m'a prise dans ses bras. » Il revint sur ses pas, s'approcha d'elle, la prit par les épaules et l'embrassa sur les deux joues. Elle appuya sa tête contre sa poitrine. Arthur se sentit gauche et désemparé. Avec maladresse il referma ses bras autour de ses hanches fines. Elle fit glisser sa joue contre son épaule.
- Merci, Arthur, merci pour tout. Allez vous endormir maintenant, vous allez être épuisé. Je vous réveillerai tout à l'heure.
Il s'en alla dans la chambre, ôta son pull et sa chemise, jeta son pantalon sur une chaise et plongea sous sa couette. Le sommeil le saisit en quelques minutes. Lorsqu'il fut endormi profondément, Lauren, qui était restée dans le salon, ferma les yeux, se concentra, et atterrit en équilibre précaire sur l'accoudoir du fauteuil, face au lit. Elle le regarda dormir. Le visage d'Arthur était serein, elle y aper-cevait même un sourire à la naissance des lèvres.
Elle passa de longues minutes à le regarder jusqu'à ce que le sommeil l'emporte à son tour. C'était la première fois qu'elle dormait depuis son accident.
Quand elle s'éveilla, vers dix heures, il dormait encore d'un sommeil profond. « Mince », hurla-t-elle ; elle s'assit près du lit et le secoua vivement.
« Réveillez-vous, il est très tard. » Il se retourna et maugréa.
- Carol-Ann, pas si fort.
- Gracieux, très gracieux, on se réveille, ce n'est pas Carol-Ann, et il est dix heures cinq.
Arthur ouvrit d'abord les yeux doucement, puis les écarquilla d'un coup et s'assit brutalement sur son lit.