– Tous ceux qui ne seront pas là, continua la mère, comme si elle eût deviné la pensée de Gilbert et qu’elle y répondît, tous ceux qui ne seront pas là ne verront rien que les carrosses vides, et, ma foi! les carrosses vides, on peut les voir quand on veut; ce n’est point la peine de venir à Saint-Denis pour cela.
– Mais, madame, dit Gilbert, beaucoup de gens, ce me semble, auront la même idée que vous.
– Oui; mais tous n’auront pas un neveu aux gardes pour les faire passer.
– Ah! c’est vrai, dit Gilbert.
Et, en prononçant ce
– Mais, dit le bourgeois, habile à deviner tout ce que désirait sa femme, monsieur peut bien venir avec nous, s’il lui plaît.
– Oh! monsieur, dit Gilbert, je craindrais de vous gêner.
– Bah! au contraire, dit la femme, vous nous aiderez à parvenir jusque-là. Nous n’avions qu’un homme pour nous soutenir, nous en aurons deux.
Aucun argument ne valait celui-là pour déterminer Gilbert. L’idée qu’il serait utile et payerait ainsi, par cette utilité, l’appui qu’on lui offrait, mettait sa conscience à couvert et lui ôtait d’avance tout scrupule.
Il accepta.
– Nous verrons un peu à qui il offrira son bras, dit la tante.
Ce secours tombait, pour Gilbert, bien véritablement du ciel. En effet, comment franchir cet insurmontable obstacle d’un rempart de trente mille personnes toutes plus recommandables que lui par le rang, les richesses, la force, et surtout l’habitude de se placer dans ces fêtes, où chacun prend la place la plus large qu’il peut se faire!
C’eût été, au reste, pour notre philosophe, s’il eût été moins théoricien et plus pratique, une admirable étude dynamique de la société.
Le carrosse à quatre chevaux passait comme un boulet de canon dans la masse, et chacun se rangeait devant le coureur au chapeau à plumes, au justaucorps bariolé de couleurs vives et à la grosse canne, qui lui-même se faisait précéder parfois par deux chiens irrésistibles.
Le carrosse à deux chevaux donnait une espèce de mot de passe à l’oreille d’un garde, et venait prendre son rang dans le rond-point attenant au couvent.
Les cavaliers au pas, mais dominant la foule, arrivaient au but lentement, après mille chocs, mille heurts, mille murmures essuyés.
Enfin le piéton, foulé, refoulé, harcelé, flottant comme une vague poussée par des milliers de vagues, se haussant sur la pointe des pieds, soulevé par ses voisins, s’agitant comme Antée, pour retrouver cette mère commune qu’on appelle la terre, cherchant son chemin pour sortir de la multitude, le trouvant et tirant après lui sa famille, composée presque toujours d’une troupe de femmes que le Parisien, seul entre tous les peuples, sait et ose conduire à tout, partout, toujours, et faire respecter sans rodomontades.
Par-dessus tout, ou plutôt par-dessus tous, l’homme de la lie du peuple, l’homme à la face barbue, à la tête coiffée d’un reste de bonnet, aux bras nus, à la culotte maintenue avec une corde; infatigable, ardent, jouant des coudes, des épaules, des pieds, riant de son rire qui grince en riant, se frayait un chemin parmi les gens de pied aussi facilement que Gulliver dans les blés de Lilliput.
Gilbert, qui n’était ni grand seigneur à quatre chevaux, ni parlementaire en carrosse, ni militaire à cheval, ni parisien, ni homme du peuple, eût immanquablement été écrasé, meurtri, broyé dans cette foule. Mais, une fois qu’il fut sous la protection du bourgeois, il se sentit fort.
Il offrit résolument le bras à la mère de famille.
– L’impertinent! dit la tante.
On se mit en marche; le père était entre sa sœur et sa fille; derrière venait la servante, le panier au bras.
– Messieurs, je vous prie, disait la bourgeoise avec son rire franc; messieurs, de grâce! messieurs, soyez assez bons…
Et l’on s’écartait, et on la laissait passer, elle et Gilbert, et dans leur sillage glissait tout le reste de la société.
Pas à pas, pied à pied, on conquit les cinq cents toises de terrain qui séparaient la place du déjeuner de la place du couvent, et l’on parvint jusqu’à la haie de ces redoutables gardes-françaises dans lesquels le bourgeois et sa famille avaient mis tout leur espoir.
La jeune fille avait repris peu à peu ses couleurs naturelles.
Arrivé là, le bourgeois se haussa sur les épaules de Gilbert, et aperçut à vingt pas de lui le neveu de sa femme qui se tortillait la moustache.
Le bourgeois fit avec son chapeau des gestes si extravagants, que son neveu finit par l’apercevoir, vint à lui, et demanda un peu d’espace à ses camarades, qui dessoudèrent les rangs sur un point.
Aussitôt, par cette gerçure se glissèrent Gilbert et la bourgeoise, le bourgeois, sa sœur et sa fille, puis la servante, qui jeta bien dans la traversée quelques gros cris en se retournant avec des yeux féroces, mais à qui ses patrons ne songèrent pas même à demander la raison de ses cris.