Après mes premières apparitions comme mannequin, les propositions se sont multipliées. On me réclame de plus en plus. Maman s'occupe des formalités avec les agences et traite en mon nom.
J'ai huit ans et je gagne ma vie. Normalement, nous devrions tous être au comble du bonheur, et pourtant papa et maman n'arrêtent pas de se disputer. Ils parlent de «l'oseille de la petite». Ils font sans doute allusion à moi, encore un de ces mots d'adultes que je ne comprends pas. Maman dit que c'est elle qui négocie et qu'il est donc normal qu'elle ait droit à son pourcentage en tant qu'agent. Papa rétorque que «cette enfant, nous l'avons faite à deux, non?», et il ajoute: «En plus, elle ressemble davantage à ma mère qu'à toi.»
J'aime bien que mes parents revendiquent chacun ma beauté comme leur apport personnel. Mais maman crie de plus en plus fort. Elle annonce qu'elle a engagé un détective privé pour qu'il suive papa et elle lui lance à la figure des photos de lui, «nu avec sa poule».
Papa a dit à maman:
– De toute façon, tu vieillis, ma pauvre, il faut bien que je songe à te remplacer.
Maman a dit à papa qu'il ne sait pas faire l'amour. C'est faux. J'adore quand papa me couvre de bisous et m'assure qu'il m'aime. Papa a dit à maman qu'il n'existe pas d'hommes impuissants, il n'y a que des femmes maladroites.
Maman lui a envoyé une gifle.
Papa la lui a rendue.
Maman a dit que, si c'est comme ça, elle retourne chez sa mère. Elle s'est emparée d'une statuette et l'a lancée dans sa direction. Alors ils ont prononcé leur phrase rituelle: «Pas devant la petite.» Ils sont allés dans leur chambre, ils ont hurlé de plus belle, puis il y a eu un silence et maman a gémi des «oui», des «non» et des «oh, oh, oh», et puis encore des «oui, oui» et des «non, non» comme si elle était incapable de se décider.
Personne n'est venu m'embrasser dans mon lit ou me raconter une histoire pour m'endormir. J'ai pleuré toute seule dans ma chambre et puis j'ai fait une prière. Je veux que mes parents se disputent moins et s'occupent plus de moi.
63. JACQUES. 8 ANS
Hé, le petit! Tu veux te battre?
Non, dis-je, d'une voix nette et catégorique.
– Tu as peur de nous?
– Oui.
– Heu… Tu as très peur de nous?
– Très.
Ma réaction surprend les racketteurs. D'habitude, les garçons leur répondent toujours qu'ils n'ont pas peur. Comme ça, par bravade. Pour se donner une contenance. Moi, je me moque bien d'avoir une contenance. Je n'ai pas à me montrer courageux.
Le chef de la bande attend que j'affronte son regard en signe de défi, mais moi, je contemple la ligne bleue de l'horizon comme s'ils n'existaient pas.
C'est Martine qui m'a appris à ne pas fixer dans les yeux les chiens dangereux, les voyous et les ivrognes car ils considèrent ça comme une provocation. En revanche, il est recommandé aux échecs de fixer l'arête du nez de l'adversaire pile entre les deux yeux. Ça le déconcentre. «Il a l'impression que tu vois dedans», dit Martine.
Décidément, cette fille m'aura appris beaucoup de choses. Elle m'a enseigné aussi à respecter l'adversaire. Selon elle, une vraie victoire est toujours remportée de justesse. «Si l'on vainc trop facilement l'adversaire, ça ne compte pas.»
– Hé, tu te moques de nous? interroge le racketteur en chef.
– Non.
Encore un conseil de Martine. Il suffit de parler raisonnablement aux énervés pour les mettre mal à l'aise.
Je poursuis tranquillement ma route. Les voyous hésitent. Un agresseur qui hésite, je l'ai appris aux échecs, prend un temps de retard. J'en profite pour les dépasser le plus sereinement possible.
Ma respiration est régulière, mes battements de cœur aussi. Pas la moindre montée d'adrénaline. Bon, je traverse bien l'épreuve et, pourtant, je sais que dans quelques minutes, dès que j'aurai pris conscience du danger traversé, je ressentirai une grande bouffée de panique. Mon cœur accélérera et je tremblerai de terreur. Mais alors l'ennemi sera loin et il n'aura pas le plaisir de jouir de l'effroi qu'il m'a inspiré.
Phénomène étrange, j'ai toujours peur à retardement. Sur le coup, quoi qu'il arrive, je conserve mon sang-froid, je parais calme, et puis un quart d'heure plus tard, ça explose dans ma tête.
Curieux.
J'en parle à Martine. Elle dit que c'est une forme de réaction que j'ai dû mettre au point tout petit. La première fois que j’ai été agressé, j’ai eu si peur que mon cerveau a inventé un mode de survie. Elle pense que mon goût pour écrire des histoires est aussi lié à cette peur ancienne. Dans l'écriture, je me venge, je me défoule. Combien de malfaisants, de monstres, de dragons, d'assassins ai-je déjà taillés virtuellement en pièces rien qu'avec mon stylo?
L'écriture est ma sauvegarde, ma survie. Tant que j'écrirai, les méchants ne me feront pas peur. Et je compte bien sur l'écriture pour m'offrir des échappatoires encore plus spectaculaires.
Je rédige un autre récit à l'intention de Martine. C'est l'histoire d'un garçon poltron et très lâche qui rencontre une femme qui le révèle à lui-même et le protège.