– Dans les livres plutôt.
– Quels livres?
J'énumère:
– Kafka, Edgar Allan Poe, Tolkien, Lewis Carroll, Jonathan Swift, Stephen King…
– Pourquoi te cantonner à la littérature fantastique et ne pas t'intéresser aussi aux grands classiques?
Elle se penche, fouille dans un tiroir, et me tend le
– Tiens, lis ça. Une question encore, quelles sont tes notes en français d'habitude?
– Entre 6 et 9 sur 20, mademoiselle, mais… plutôt 6.
Elle me rend ma nouvelle, avec dessus à l'encre rouge un 19/20, agrémenté dans la marge d'un: «Beaucoup d'idées originales. J'ai eu grand plaisir à vous lire.»
Mlle Van Lysebeth aime bien discuter avec moi après son cours. On parle de l'histoire de la littérature dans le monde entier. Que ce soit les enquêtes du juge Ti écrites par Van Gulik ou le
– Tu iras loin en littérature, affïrme-t-elle.
Puis sa main descend et ouvre ma chemise.
– J'aime être la première. Je suis bien la première, n'est-ce pas?
– Je… enfin… ça dépend en quoi… Euh… c'est-à-dire…, bafouillé-je.
Sa main continue son exploration avec une lenteur gênante.
– As-tu déjà lu les textes érotiques de Jean de La Fontaine?
– Heu… non… c'est bien?
En guise de réponse sa main s'aventure dans des zones très sensibles. Je me laisse faire, aussi impressionné par son initiative que par l'étrangeté de cette situation. Comme un petit animal furtif sa main droite libère mon corps de ses entraves et sa main gauche les différents élastiques, étoffes, et boutons qui emprisonnent le sien.
Ensuite c'est la panique totale, la peur incoercible, suivie d'une réassurance progressive et, au final, un très vif intérêt pour les textes de Jean de La Fontaine que j'ai peut-être trop vite éludés.
70. IGOR. 14 ANS
J'ai commencé à boire. Plus je bois, plus je hais l'Occident. Un jour, il y aura la guerre entre nous et les pays riches de l'Ouest. J'ai hâte de voir ça. Chaque fois que je suis brimé, chaque fois que j'écrase une punaise, chaque fois qu'on m'impose de nouvelles restrictions, je me dis que c'est la faute à la France, à l'Angleterre et aux États-Unis.
Dans un journal qui traînait, j'ai lu un article s u r une jeune fille nommée Venus Sheridan qui a exactement mon âge et qui est top-model millionnaire en Amérique. Je me dis que lorsqu'on aura envahi ces pays décadents, je lui montrerai ce dont est capable un garçon slave robuste et travailleur, pas comme les loques qui l'entourent sûrement là-bas.
La nuit, je contemple les étoiles par la fenêtre. Il y en a forcément une qui est la planète Vénus. Dans ma tête, je fais l'amour avec l'image de ma star américaine. Je sais que je la rencontrerai un jour en chair et en os. Et alors là…
71. VENUS. 14 ANS
«Joyeux anniversaire, Venus.»
Une armée de pique-assiettes, des amies de ma mère, a envahi le salon. Il est hors de question que je sorte de ma chambre. Hier, pour la première fois, j'ai eu mes règles. Croyant me faire plaisir, ma mère m'a dit que j'étais «enfin une vraie femme» à présent, que je pouvais «connaître l'amour des hommes».
Je hais ce corps. Je reste plusieurs jours enfermée dans ma chambre, à refuser de voir quiconque et à tenter de me rasséréner.
Mais l'appel des sunlights est le plus fort. Je me convaincs que la vie continue.
Terminé, les vêtements enfantins. Je suis maintenant une adolescente, une star en herbe qu'on réclame partout. Je tourne un spot de publicité pour une boisson gazeuse. Je suis censée dérober une canette à un beau jeune homme et la boire devant lui pour le provoquer.
Le soir à la maison, ça crie toujours. Mes parents se détestent dorénavant ouvertement. Entre eux, la guerre est déclarée.
J'ai fini par comprendre qu'«oseille» signifie argent et que plus j’en gagne, plus mes parents se disputent. Or ces dollars n'appartiennent ni à papa ni à maman, mais à moi seule.
J'espère bien qu'ils n'y toucheront pas et le placeront sur un livret d'épargne pour qu'il fructifie en attendant que je sois en âge d'en disposer.
Je sais déjà comment je dépenserai mon trésor. Je m'achèterai des bijoux, j'aurai recours à de nouvelles opérations de chirurgie esthétique (une fossette au menton par exemple, voilà qui m'irait bien; Ambrosio fera ça avec talent).
Pour l'instant, j'ai surtout besoin de boules Quies pour les oreilles. Tous les soirs ça hurle. Tous les soirs j'entends papa ou maman clamer: «S'il n'y avait pas la petite, il y a longtemps que je ne serais plus là.»
Ces chicaneries commencent à m'exaspérer.
Il m'est venu un matin une idée pour capter leur attention. Ne plus manger.