Les médailles s'accumulent sur mon torse et, dans mon pays, ça signifie quelque chose. J'ai perdu quelques gars qui ont manqué de rapidité dans des moments cruciaux et qui sont donc morts. C'est la sélection naturelle des espèces, comme disait Darwin. Les moins forts disparaissent vite.
Mon escouade m'admire et me respecte, mais je lui fais un peu peur. Je voudrais tant qu'un jour quelqu'un m'aime. Maintenant, j'aimerais bien une histoire d'amour normale avec une fille normale.
Pour ça, il faudra peut-être que j'obtienne encore davantage de médailles. Les médailles, ça impressionne les filles.
Ça impressionnera Venus. J'ai revu sa photo sur un journal qui enveloppait nos munitions. Il paraît qu'elle a été élue Miss Univers.
137. VENUS. 21 ANS
Depuis que j'ai été élue Miss Univers, on me réclame dans le monde entier pour des défilés ou des photos de mode et on m'interviewe à la télévision pour me demander mon avis sur tout. Comme si être la plus belle* était déjà un signe d'intelligence… Billy Watts, mon agent, j'ai dû en prendre un, me conseille de répondre ce qui me passe par la tête. Comme, de toute façon, je n'y connais rien, je n'ai pas le choix. Et ça marche. Ça marche même rudement bien. Il paraît que c'est ça qui plaît aux gens, ma spontanéité. J'ai demandé si le fait de ne pas savoir de quoi l'on parle posait un problème. Billy Watts m'a répondu qu'au contraire, les gens du peuple se «reconnaissent» dans mon «ignorance». Du coup, certains hommes politiques me citent à tout propos: «Comme le dit si bien Venus Sheridan…»
Ça m'amuse. Moi qui n'ai pas le bac, je sers de référence à des surdiplômés de Harvard. Ces politiciens ne savent plus quoi faire pour paraître proches du peuple.
A propos de la guerre en Tchétchénie, j'ai émis une fois l'opinion que c'était «mal» et ça a beaucoup plu. De manière générale mon opinion se forme au fur et à mesure que je réponds aux interviews. D'abord, je donne mon avis spontanément et après je réfléchis à la question. Ça peut paraître stupide mais ça fonctionne. Je m'aperçois ainsi que je suis contre la guerre, et de manière plus générale contre la violence, contre la pollution, contre la pauvreté, contre les maladies.
Je suis résolument contre tout ce qui est bêtise, méchanceté et laideur. Je suis prête à signer toutes les pétitions allant dans ce sens.
Pour les bébés phoques, ça demande réflexion. Si on les protège trop, ça ruine les Esquimaux qui vivent de leur chasse. Pour la libéralisation des drogues douces, l'interdiction du port d'arme et l'abolition de la peine de mort, je dois aussi méditer davantage. Je ne distingue pas encore clairement qui sont les bons et les méchants en la matière, mais j'ai promis de rendre bientôt mon verdict. Une journaliste m'a demandé pour quel candidat je voterais aux élections, le républicain ou le démocrate. J'ai répondu: «Pour celui qui s'habille le mieux.» Ça a plu aussi. Les journalistes ont dit qu'il fallait saisir ma remarque au troisième degré. À la télévision, ils ont illustré mon propos avec des photos de tyrans du tiers-monde et il était facile de se rendre compte que ces gens sont tous très, très mal habillés.
Je me suis installée dans un joli loft des quartiers chics et je ne vois plus maman qu'une fois par semaine. Elle disjoncte un peu. Elle boit trop et change trop souvent de compagnon. Moi aussi je multiplie les aventures, mais j'ai appris à ne pas trop m'investir. J'aime bien jouer avec mes amants.
Au début, je me sentais obligée de trouver des excuses à peu près valables: «J'en aime un autre» ou: «Je ne supporte pas tes amis.» Maintenant, je ne me donne même plus cette peine. Un «Tu ne m'amuses plus» boudeur me suffit.
Seule petite ombre à ce tableau idyllique, j'ai de plus en plus souvent la migraine. J'ai consulté nombre de médecins, mais aucun n'a pu m'aider. Ils ne comprennent pas mon cas.
Je fume de plus en plus. Ça endort un peu la douleur dans ma tête. La nuit, j'ai besoin de doses de somnifères de plus en plus importantes.
Mes crises de somnambulisme alternent avec mes crises de migraine. Quoi qu'il en soit, je continue à faire confiance à mes rêves.
Téléphone. Billy Watts m'annonce que je suis pressentie pour être l'ambassadrice d'une grande marque française de parfums. Contrat du siècle en vue. Je saute de joie. Si je parviens à signer ce contrat, je suis tranquille pour le reste de mes jours. Mais Billy Watts met un petit bémol. Il signale que Cynthia Cornwell est aussi sur le coup. Je suis furieuse. Cynthia Cornwell, c'est ma principale rivale. Cynthia est black comme moi. Grande comme moi. Refaite en partie comme moi. Elle a mon sourire. Et… et elle est plus jeune que moi. Elle, elle n'a que dix-sept ans et ça peut peser lourd dans la balance.
Billy Watts se dit pourtant optimiste. Ludivine, son médium, lui a déclaré que c'est moi qui l'emporterais.