Chacun peut inventer ses propres rituels de deuil. Cela peut aller du plus simple: se raser la moustache, changer de coiffure, de style d'habillement, au plus fou: faire une grande fête, s'enivrer à en perdre la tête, sauter en parachute…
Lorsque le deuil est mal accompli, la gêne persiste comme une racine de mauvaise herbe mal arrachée.
Peut-être faudrait-il enseigner l'importance du deuil à l'école. Cela épargnerait sans doute à beaucoup, plus tard, des années de tourment.
Edmond Wells,
135. JACQUES. 21 ANS
Au restaurant, l'un de mes collègues veut appeler la police car une cliente n'a pas d'argent pour payer son déjeuner.
Je l'examine. Elle est frêle, fragile, toute de noir vêtue. Elle ressemble à un oiseau tombé d'un nid. Elle tient un livre à la main, Des fleurs pour Algernon, de Dany Keyes.
Je règle l'addition à sa place et je lui demande de quoi parle son livre. Elle me remercie, me dit que je n'aurais pas dû faire ça, puis elle consent à me parler de son livre. C'est l'histoire d'un homme, un débile mental, qui devient petit à petit intelligent grâce à un traitement chimique qui a déjà fonctionné sur une souris nommée Algernon. Le malade mental raconte sa vie et sa guérison à la première personne du singulier et c'est comme si son cerveau découvrait de nouveaux sens. L'écriture elle-même évolue. Quand il était encore idiot, il faisait une faute d'orthographe par mot, n'utilisait pas de ponctuation, mais au fur et à mesure du traitement, il progresse.
Elle se présente. Elle se prénomme Gwendoline. Elle ajoute qu'à sa connaissance cet écrivain, Dany Keyes, n'a rien écrit d'autre, mais qu'après un tel chef-d'œuvre il peut mourir tranquille. Il a accompli sa «mission pour l'humanité». Il a réalisé l'œuvre pour laquelle il est né. Gwendoline pense que nous avons tous une œuvre à produire, et qu'alors seulement on peut mourir.
Je la regarde. Elle a des yeux brillants, en amande, et la peau très claire. Je me dis qu'une fille qui lit de la science-fiction ne peut pas être foncièrement inintéressante. Et puis ce qui me plaît chez elle, c'est qu'elle a l'air encore plus égarée que moi.
Nous marchons. Elle m'explique qu'elle est une poétesse maudite. Je lui dis que ça tombe bien, étant moi-même écrivain maudit.
Gwendoline dit qu'on est là pour souffrir et qu'on apprend par le biais de nos erreurs.
Ensuite, nous marchons sans parler. Je prends sa main glacée et je la réchauffe dans la mienne. Elle s'arrête, me fixe avec son air de petite souris perdue et me dit qu'elle me trouve très sympathique, qu'elle a envie de faire l'amour avec moi, mais qu'elle a rendu complètement malheureux tous les hommes avec lesquels elle est déjà sortie.
– Je serai la première exception.
– Je porte la poisse, soupire-t-elle.
– Je ne suis pas superstitieux. Et vous savez pourquoi? Parce que être superstitieux… ça porte malheur.
Elle fait semblant de rire, puis me conseille à nouveau de la fuir.
Quelques semaines plus tard, j'installe cette petite souris abandonnée dans mon studio. Gwendoline s'avère très vite une excellente maîtresse de maison. Problème: quand nous faisons l'amour, j'ai l'impression qu'elle y consent pour me rendre service ou pour payer son loyer.
Parfois, elle me dévisage avec ses grands yeux et me dit: «Je ferais mieux de partir, je suis un trop grand poids pour toi.» Je tente alors de la consoler. Je lui offre des vêtements de couleur. Le noir à la longue, c'est un peu monotone. Elle les essaie une fois et ne les porte plus. Je l'emmène au cinéma voir des films des Monty Python. Elle est la seule dans la salle à ne pas rire. Je lui parle de la «télévision zen»: ma nouvelle philosophie de l'absence absolue de pensée grâce à la fréquentation intense de la télévision. Sans résultat. Mona Lisa Il vient vers elle pour se faire caresser mais elle passe mécaniquement une main dans sa fourrure, comme sans y penser.
Le soir, elle se glisse doucement dans mes draps, colle les deux glaçons de ses pieds contre mes mollets, me demande si je souhaite faire l'amour comme on demande à un contrôleur s'il faut composter son billet pour avoir le droit de franchir le portillon, puis s'endort en ronflant très fort. Au milieu de la nuit, elle me roue de minuscules coups de pied, gesticule et semble régler ses comptes avec un ennemi imaginaire auquel elle s'adresse en poussant de petites plaintes.