– Enfin, si ce vétérinaire généraliste ne parvient pas à trouver une solution, j'irai consulter un vétérinaire oculiste et s'il ne trouve pas non plus, j'irai voir un vétérinaire psychanalyste.
Ensemble nous rions.
– Et votre chat, qu'a-t-il?
– Mona Lisa II fait des cauchemars. Elle est tout le temps nerveuse.
– Même si je ne suis pas vétérinaire, dit l'homme, je peux quand même vous donner un conseil. Le chat est souvent la catharsis de son maître. Ce chat vit vos souffrances. Calmez-vous et votre chat se calmera. Vous m'avez tout l'air d'une boule de nerfs. Et puis, si vous n'y arrivez pas, faites des enfants. Cela amusera le chat.
Nous patientons. Il y a encore une dizaine de clients devant nous, ce qui nous laisse tout le temps de converser. Il se présente:
– René.
– Jacques.
Il m'interroge sur mon métier. Serveur de restaurant, dis-je. Lui est éditeur. Je n'ose lui parler de mon manuscrit.
– Ça n'avance pas vite, remarque-t-il. Vous savez jouer aux échecs? J'ai un échiquier de voyage dans ma serviette.
– D'accord, jouons.
Je m'aperçois vite que je n'aurai pas de mal à le battre, mais un conseil de Martine me revient à l'esprit. Une véritable victoire ne doit jamais être par trop écla tante, elle doit toujours être acquise de «justesse». Je ralentis donc mon ardeur combattante et je m'arrange pour que nos camps respectifs se rapprochent. Après avoir renoncé à avoir l'avantage, serai-je capable de renoncer à la victoire? Certaines défaites sont peut-être intéressantes… Je lui laisse prendre le dessus. Il me met mat.
–Je ne suis qu'un joueur du dimanche, se rengorge René. À un moment, j'ai bien cru perdre.
Je prends l'air contrarié.
– À un moment, j'ai bien cru gagner.
À présent, comme par enchantement, je n'ai plus peur de lui parler de mon manuscrit.
– Je ne suis pas seulement serveur dans un restaurant, j'écris aussi, à mes heures perdues.
Il me considère avec pitié.
– Je sais. Tout le monde écrit de nos jours. Un Français sur trois aurait un manuscrit en gestation. Le vôtre, vous l'avez envoyé à des éditeurs et il a été refusé, c'est cela?
– Partout.
– Normal. Les lecteurs professionnels rédigent des fiches pour chaque manuscrit et touchent des sommes dérisoires pour ça. Pour en faire une activité rentable, ils en lisent jusqu'à une dizaine par jour. En général, ils s'arrêtent aux six premières pages tant les textes sont pour la plupart ennuyeux. Il vous faudrait beaucoup de chance pour tomber sur un lecteur enthousiaste.
Mon interlocuteur m'ouvre des horizons nouveaux.
– J'ignorais que cela se passait ainsi.
– Le plus souvent, ils se fient à la présentation, au titre et au nombre de fautes d'orthographe dans les premières lignes. Ah, l'orthographe en France! Toutes ces doubles consonnes, vous savez d'où elles viennent?
– D'étymologies grecques ou latines, il me semble.
– Pas seulement, me révèle l'éditeur. Au Moyen Âge, les moines copistes étaient payés au nombre de caractères par manuscrits retranscrits. Ils se sont donc entendus entre eux pour doubler les consonnes. C'est la raison pour laquelle «difficile» prend deux «f» et «développer» deux «p». Et on poursuit religieuse ment cette tradition comme s'il s'agissait d'un trésor national et non d'une entourloupette de couvent.
Son tour approche. Il me tend une carte de visite au nom de René Charbonnier.
– Envoyez-le-moi donc, votre manuscrit. Je vous promets de le lire au-delà des six premières pages et de vous dire honnêtement ce que j'en pense. Mais ne vous faites pas d'illusions, quand même.
Le lendemain, je dépose mon texte à l'adresse indiquée. Le surlendemain, René Charbonnier m'écrit pour me signaler qu'il accepte de m'éditer. Je suis si heureux que j'arrive à peine à y croire. Ainsi donc tous ces efforts seraient enfin récompensés! Ainsi donc tout ça n'aurait pas servi à rien!
J'annonce la bonne nouvelle à Gwendoline. Nous fêtons l'événement au Champagne. Je me sens comme soulagé d'un si lourd fardeau. Il me faut revenir sur terre. Reprendre mes habitudes. Je signe le contrat, et essaie d'oublier ma joie pour me concentrer sur les tâches à accomplir en vue de défendre au mieux mon travail.
Grâce au chèque du contrat, j'offre à Gwen, Mona Lisa et moi-même ce dont nous rêvions depuis longtemps: un abonnement au câble. Pour fuir ma fébrilité, je m'installe devant la lumière qui me calme tant. Je capte la chaîne américaine d'informations en continu, dont le présentateur vedette est un certain Chris Petters. C'est un nouveau visage qui tout de suite me met en confiance. Comme s'il était de ma famille.
– Viens, Gwendoline, on va regarder la télé, ça nous videra la tête.
Pas de réponse de la cuisine où je l'entends préparer la gamelle du chat.