Je sursaute. Je compare les photos et reconnais que cela ne laisse point l'ombre d'un doute. Mêmes moustaches. Même allure arrogante. Même regard malin. Nous sommes entrés par effraction dans la maison… de mon père. J'examine les lieux. Je fouille les tiroirs. Je découvre des papiers, des albums de famille qui prouvent que mon géniteur est devenu un homme riche et important, qu'il possède plusieurs maisons, beaucoup d'amis et fréquente les puissants.
Papa a abandonné maman enceinte de moi, mais il n'est pas pour autant dépourvu de progéniture. Il y a plusieurs chambres d'enfants dans la villa!
Saisi de rage, je m'empare du chalumeau et brûle un à un tous les jouets dans les chambres d'enfants. Ils auraient dû être les miens. Ils auraient dû enchanter mon enfance à moi. Je n'en ai pas profité, «les autres» n'en profiteront pas non plus.
Puis je m'effondre dans le canapé, épuisé par tant d'injustice.
– La paix plus les retrouvailles avec mon père, c'est trop!
– Prends ça, bois, ça va passer, ça va passer, dit Stanislas en me tendant une fiasque de whisky américain.
Nous cassons tout dans la maison de mon père, le mobilier, la vaisselle, les objets. Ça lui apprendra que j'existe. Nous buvons encore pour arroser le massacre jusqu'à ce que nous nous écroulions sur des coussins éventrés. Au matin, la police nous réveille et nous conduit droit au poste. Le commissaire qui trône derrière son bureau a l'air tout jeune. Probablement un pistonné. Son visage ne m'est pas inconnu. Vania. Il n'a pas beaucoup changé depuis l'orphelinat. Il se lève et, d'emblée, me déclare qu'il m'en veut beaucoup. C'est le monde à l'envers. Il m'en veut probablement du mal qu'il m'a fait, et que je ne lui ai pas rendu.
– Pardonne-moi, dis-je, comme si je m'adressais à un débile mental.
– Ah, enfin! dit il. C'est ce que j'ai toujours souhaité entendre de ta bouche. Tu m'as fait tellement souffrir, tu sais! J'ai longtemps repensé à toi après que tu as quitté le centre de redressement.
J'ai envie de dire: «Moi, je t'ai vite évacué de mon esprit», mais je me tais.
Il prend un air que je ne lui connaissais pas, un air sournois.
– Je suis sûr que tu es convaincu que c'est moi qui ai mal agi.
Surtout ne pas répondre à la provocation.
– Tu l'as pensé, hein? Avoue?
Si je dis oui, ça va l'énerver, si je dis non aussi. Se taire. C'est le meilleur choix. En effet, il ne sait plus comment me prendre. Dans le doute, il interprète mon silence comme un acquiescement et m'annonce qu'il accepte mes excuses et que, pas rancunier, il est prêt à nous aider dans l'affaire du cambriolage. Il a même suffisamment de pouvoir pour passer l'éponge.
– Mais attention, dit-il, plus question de jouer les cambrioleurs. Pas de récidive, sinon la prochaine fois je serais obligé de t'emprisonner.
Je lui serre la main et me contente d'articuler un merci le plus neutre possible. Ciao.
– Encore une chose, me dit Vania…
– Oui, quoi?…
Je reste immobile et stoïque, espérant que le prix de son indulgence ne va pas augmenter.
– J'ai une question à te poser, Igor…
– Vas-y…
– Pourquoi tu ne m'as jamais cassé la gueule?
Là, il faut rester bien maître de soi. Ne pas s'énerver. Surtout ne pas s'énerver. Ma main tremble. Dans ma tête, je visualise son visage de petite fouine que j'écrase de mon gros poing rempli de phalanges bien dures. Je sens dans mon bras la puissance du coup que je pourrais porter. Mais j'ai mûri. J'ai toujours dit à mes Loups: «Ne faites pas comme les taureaux qui foncent dès qu'on agite un tissu rouge. Ne vous laissez pas submerger par les émotions. C'est à vous et non à l'adversaire de décider où et quand vous frappez.»
Vania est commissaire, entouré de tous ses collègues de travail armés, je ne pourrais pas tous les avoir. Et puis, s'il veut ma peau, il pourra toujours demander à l'un de ses subalternes de m'abattre. Ce n'est pas à cause de Vania que je vais tout perdre. Ce serait lui accorder, là encore, un grand honneur. J'ai résisté à maman, j'ai résisté au froid, aux maladies, au centre d'isolement neuro-sensoriel, aux balles et aux obus, ce n'est pas pour mourir tué dans un commissariat pour une question de susceptibilité.
Sans me retourner j'arrive à articuler:
– Mmmh… Je ne sais pas. Peut-être que je t'aime bien malgré tout, dis-je en tordant la bouche pour me forcer à prononcer ces mots.
Respirer. Respirer amplement. Il est plus facile d'attaquer un bastion tchétchène que de se retenir de pulvériser mon ex-ami. Allez, encore une dernière phrase:
– Content de t'avoir revu, Vania, ciao.
– Je t'aime, Igor, déclame-t-il.
Je préfère ne pas me retourner.
– Qu'est-ce qu'on fait maintenant? me demande Stanislas.
– On joue aux cartes.
Et, flanqué de Stanislas, je commence à fréquenter tous les cercles de poker de la ville. Je retrouve rapidement mes vieux réflexes. Décrypter les signes sur les visages et les mains, distinguer les vrais des faux, envoyer moi-même de faux messages… Il y a là comme une prolongation logique de mes prouesses de guerrier.