Raoul affiche une expression qui indique clairement qu'il n'a pas le cœur à entendre des blagues. Freddy poursuit, imperturbable:
– Eh bien, il cherche ses clefs sous un réverbère. Un autre type le rejoint et l'aide à chercher. Il lui demande: «Mais vous êtes sûr de les avoir perdues là?» «Non», répond l'autre. «Alors pourquoi vous les cherchez ici?» «Parce que sous le réverbère, au moins, il y a de la lumière.»
Personne ne rit. Nous ne voyons pas le rapport avec nos propres recherches.
– Notre erreur est peut-être de nous être limités dans nos explorations, dit Freddy. On cherche là où ça nous est facile de chercher. Comme ce type qui cherche ses clefs à la lueur du réverbère.
– Mais nous n'avons pas de limites, proteste Mari-lyn. Nous avons voyagé sur des milliards de kilomètres à la vitesse de la lumière.
– Nous nous sommes limités! insiste le rabbin alsacien. Nous sommes comme des microbes dans un bocal. Nous avons l'impression de parcourir des distances incroyables, mais nous restons toujours dans le même bocal. Alors qu'on pourrait en sortir. Aller voir… au-delà.
Je ne comprends pas où notre ami veut en venir. A priori, si loin que nous allions, nous ne rencontrerons pas de paroi de verre nous marquant une frontière.
– Et c'est quoi, notre «bocal»? demandé-je.
– Notre galaxie.
– Nous avons visité tout au plus 0,1 % des planètes susceptibles d'être habitées dans la Voie lactée. Pourquoi irions-nous chercher ailleurs? demande Marilyn.
Raoul Razorbak fronce ses sourcils épais. Lui semble saisir l'idée de Freddy.
– Mais oui, bien sûr! Chez nous, le Paradis est situé au centre de la Galaxie. Peut-être que dans les autres galaxies il y a d'autres paradis également situés au centre.
J'aime ces instants d'ébullition intellectuelle où, brusquement, l'écran de notre imaginaire s'agrandit un peu.
– Freddy a raison, répète Raoul. Il faut sortir de notre galaxie. Il n'y a peut être qu'une seule planète dotée de conscience par galaxie… La nature créerait donc à chaque fois deux cents milliards de planètes pour n'en doter qu'une seule de vie et de conscience? Quel… gaspillage!
Cela a en tout cas l'avantage d'expliquer pourquoi on n'a rien trouvé.
– Le problème, dit Freddy, c'est que si la distance entre deux étoiles est déjà immense, la distance entre deux galaxies est encore plus considérable, des millions d'années-lumière.
– Sommes-nous à même d'accomplir de tels parcours? demande Marilyn Monroe.
Raoul répond du tac au tac.
– Sans problème. Nous pouvons encore voyager beaucoup plus vite.
Je perçois les implications d'un si grand voyage. Visiter une autre galaxie équivaut à abandonner mes clients pendant une période qui risque d'être quand même très longue.
– Sans moi. Je me suis engagé auprès d'Edmond Wells. Je crois que vous allez commettre une très grosse bêtise, dis-je.
– Ce ne sera pas la première fois, note Raoul. Après tout, cela fait aussi partie de notre «libre arbitre d'anges».
146. JACQUES. 22 ANS ET DEMI
René Charbonnier me demande de réduire mon roman de volume. De mille cinq cents pages, je passe donc à trois cent cinquante, de huit batailles, je passe à une, de vingt personnages principaux, je passe à trois et de cent quatre-vingts décors, je passe à douze.
D'ailleurs, l'exercice qui consiste à ne conserver que l'essentiel me paraît salutaire. Je réécris, je peaufine et peaufine encore chaque ligne. Puis je coupe carrément tout le début et toute la fin de mon texte. Ainsi on entre plus vite dans l'histoire et on en sort plus vite aussi. C'est comme une montgolfière que j'allège afin qu'elle puisse mieux s'élever.
Plus mon manuscrit s'améliore, plus Gwendoline devient nerveuse. Elle marmonne: «Oui, pour toi tout marche. Ce n'est pas à moi que ça arriverait.» Je réponds: «C'est mieux pour nous deux qu'il y en ait un au moins qui réussisse. Ainsi, il peut aider l'autre.»
La phrase est mal choisie. Gwendoline aurait préféré que les rôles soient inversés. Que ce soit elle et non moi qui soit publié afin de démontrer qu'elle aussi est capable d'aider les autres. Ma réussite ne lui fait que prendre davantage conscience de sa non-réussite.
Plus la date de publication approche, plus elle devient agressive et je me retrouve presque obligé de m'excuser d'être édité. Elle finit par déclarer carrément: «Si tu m'aimes vraiment, tu dois trouver en toi la force de renoncer à publier ce livre.»
Je ne m'attendais pas à ce que son envie s'exprime aussi crûment. Je lui promets de l'emmener en vacances si
Il se passe peu de temps avant que Gwendoline me quitte pour aller refaire sa vie avec Jean-Benoît Dupuis, psychiatre spécialisé dans la spasmophilie.
– Je te quitte pour Jean-Benoît car lui au moins a eu le courage de prononcer les seuls mots que tu as été incapable de me dire pendant toute notre relation: «Je t'aime.»