Un seul article de la longue lettre de Ludovic, mais celui-là écrit de sa mauvaise écriture, annonçait à son maître qu’il avait rencontré le soir, et dans l’état d’un homme qui se cache, le pauvre Grillo son ancien geôlier, qui avait été mis en prison, puis relâché. Cet homme lui avait demandé un sequin par charité, et Ludovic lui en avait donné quatre au nom de la duchesse. Les anciens geôliers récemment mis en liberté, au nombre de douze, se préparaient à donner une fête à coups de couteau (un trattamento di coltellate) aux nouveaux geôliers leurs successeurs, si jamais ils parvenaient à les rencontrer hors de la citadelle. Grillo avait dit que presque tous les jours il y avait sérénade à la forteresse, que Mlle Clélia Conti était fort pâle, souvent malade, et autres choses semblables. Ce mot ridicule fit que Ludovic reçut, courrier par courrier, l’ordre de revenir à Locarno. Il revint, et les détails qu’il donna de vive voix furent encore plus tristes pour Fabrice.
On peut juger de l’amabilité dont celui-ci était pour la pauvre duchesse; il eût souffert mille morts plutôt que de prononcer devant elle le nom de Clélia Conti. La duchesse abhorrait Parme; et, pour Fabrice, tout ce qui rappelait cette ville était à la fois sublime et attendrissant.
La duchesse avait moins que jamais oublié sa vengeance; elle était si heureuse avant l’incident de la mort de Giletti! et maintenant, quel était son sort! elle vivait dans l’attente d’un événement affreux dont elle se serait bien gardée de dire un mot à Fabrice, elle qui autrefois, lors de son arrangement avec Ferrante, croyait tant réjouir Fabrice en lui apprenant qu’un jour il serait vengé.
On peut se faire quelque idée maintenant de l’agrément des entretiens de Fabrice avec la duchesse: un silence morne régnait presque toujours entre eux. Pour augmenter les agréments de leurs relations, la duchesse avait cédé à la tentation de jouer un mauvais tour à ce neveu trop chéri. Le comte lui écrivait presque tous les jours; apparemment il envoyait des courriers comme du temps de leurs amours, car ses lettres portaient toujours le timbre de quelque petite ville de la Suisse. Le pauvre homme se torturait l’esprit pour ne pas parler trop ouvertement de sa tendresse, et pour construire des lettres amusantes, à peine si on les parcourait d’un œil distrait. Que fait, hélas! la fidélité d’un amant estimé, quand on a le cœur percé par la froideur de celui qu’on lui préfère?
En deux mois de temps la duchesse ne lui répondit qu’une fois et ce fut pour l’engager à sonder le terrain auprès de la princesse, et à voir si, malgré l’insolence du feu d’artifice, on recevrait avec plaisir une lettre de la duchesse. La lettre qu’il devait présenter, s’il le jugeait à propos, demandait la place de chevalier d’honneur de la princesse, devenue vacante depuis peu, pour le marquis Crescenzi, et désirait qu’elle lui fût accordée en considération de son mariage. La lettre de la duchesse était un chef-d’œuvre: c’était le respect le plus tendre et le mieux exprimé; on n’avait pas admis dans ce style courtisanesque le moindre mot dont les conséquences, même les plus éloignées, pussent n’être pas agréables à la princesse. Aussi la réponse respirait-elle une amitié tendre et que l’absence met à la torture.
Mon fils et moi, lui disait la princesse, n’avons pas eu une soirée un peu passable depuis votre départ si brusque. Ma chère duchesse ne se souvient donc plus que c’est elle qui m’a fait rendre une voix consultative dans la nomination des officiers de ma maison? Elle se croit donc obligée de me donner des motifs pour la place du marquis, comme si son désir exprimé n’était pas pour moi le premier des motifs? Le marquis aura la place, si je puis quelque chose; et il y en aura toujours une dans mon cœur, et la première, pour mon aimable duchesse. Mon fils se sert absolument des mêmes expressions, un peu fortes pourtant dans la bouche d’un grand garçon de vingt et un ans, et vous demande des échantillons de minéraux de la vallée d’Orta, voisine de Belgirate. Vous pouvez adresser vos lettres, que j’espère fréquentes, au comte, qui vous déteste toujours et que j’aime surtout à cause de ces sentiments. L’archevêque aussi vous est resté fidèle. Nous espérons tous vous revoir un jour: rappelez-vous qu’il le faut. La marquise Ghisleri, ma grande maîtresse, se dispose à quitter ce monde pour un meilleur: la pauvre femme m’a fait bien du mal; elle me déplaît encore en s’en allant mal à propos; sa maladie me fait penser au nom que j’eusse mis autrefois avec tant de plaisir à la place du sien, si toutefois j’eusse pu obtenir ce sacrifice de l’indépendance de cette femme unique qui, en nous fuyant, a emporté avec elle toute la joie de ma petite cour, etc.