C’était donc avec la conscience d’avoir cherché à hâter, autant qu’il était en elle, le mariage qui mettait Fabrice au désespoir, que la duchesse le voyait tous les jours. Aussi passaient-ils quelquefois quatre ou cinq heures à voguer ensemble sur le lac, sans se dire un seul mot. La bienveillance était entière et parfaite du côté de Fabrice; mais il pensait à d’autres choses, et son âme naïve et simple ne lui fournissait rien à dire. La duchesse le voyait, et c’était son supplice.
Nous avons oublié de raconter en son lieu que la duchesse avait pris une maison à Belgirate, village charmant, et qui tient tout ce que son nom promet (voir un beau tournant du lac). De la porte-fenêtre de son salon, la duchesse pouvait mettre le pied dans sa barque. Elle en avait pris une fort ordinaire, et pour laquelle quatre rameurs eussent suffi; elle en engagea douze, et s’arrangea de façon à avoir un homme de chacun des villages situés aux environs de Belgirate. La troisième ou quatrième fois qu’elle se trouva au milieu du lac avec tous ces hommes bien choisis, elle fit arrêter le mouvement des rames.
– Je vous considère tous comme des amis, leur dit-elle, et je veux vous confier un secret. Mon neveu Fabrice s’est sauvé de prison; et peut-être, par trahison, on cherchera à le reprendre, quoiqu’il soit sur votre lac, pays de franchise. Ayez l’oreille au guet, et prévenez-moi de tout ce que vous apprendrez. Je vous autorise à entrer dans ma chambre le jour et la nuit.
Les rameurs répondirent avec enthousiasme; elle savait se faire aimer. Mais elle ne pensait pas qu’il fût question de reprendre Fabrice: c’était pour elle qu’étaient tous ces soins et, avant l’ordre fatal d’ouvrir le réservoir du palais Sanseverina, elle n’y eût pas songé.
Sa prudence l’avait aussi engagée à prendre un appartement au port de Locarno pour Fabrice; tous les jours il venait la voir, ou elle-même allait en Suisse. On peut juger de l’agrément de leurs perpétuels tête-à-tête par ce détail: La marquise et ses filles vinrent les voir deux fois, et la présence de ces étrangères leur fit plaisir; car, malgré les liens du sang, on peut appeler étrangère une personne qui ne sait rien de nos intérêts les plus chers, et que l’on ne voit qu’une fois par an.
La duchesse se trouvait un soir à Locarno, chez Fabrice, avec la marquise et ses deux filles. L’archiprêtre du pays et le curé étaient venus présenter leurs respects à ces dames: l’archiprêtre, qui était intéressé dans une maison de commerce, et se tenait fort au courant des nouvelles, s’avisa de dire:
– Le prince de Parme est mort!
La duchesse pâlit extrêmement; elle eut à peine le courage de dire:
– Donne-t-on des détails?
– Non, répondit l’archiprêtre; la nouvelle se borne à dire la mort, qui est certaine.
La duchesse regarda Fabrice. «J’ai fait cela pour lui, se dit-elle; j’aurais fait mille fois pis, et le voilà qui est là devant moi indifférent et songeant à une autre!» Il était au-dessus des forces de la duchesse de supporter cette affreuse pensée; elle tomba dans un profond évanouissement. Tout le monde s’empressa pour la secourir; mais, en revenant à elle, elle remarqua que Fabrice se donnait moins de mouvement que l’archiprêtre et le curé; il rêvait comme à l’ordinaire.
«Il pense à retourner à Parme, se dit la duchesse, et peut-être à rompre le mariage de Clélia avec le marquis; mais je saurai l’empêcher.»
Puis, se souvenant de la présence des deux prêtres, elle se hâta d’ajouter:
– C’était un grand prince, et qui a été bien calomnié! C’est une perte immense pour nous!
Les deux prêtres prirent congé, et la duchesse, pour être seule, annonça qu’elle allait se mettre au lit.