«Sans doute, se disait-elle, la prudence m’ordonne d’attendre un mois ou deux avant de retourner à Parme; mais je sens que je n’aurai jamais cette patience; je souffre trop ici. Cette rêverie continuelle, ce silence de Fabrice, sont pour mon cœur un spectacle intolérable. Qui me l’eût dit que je m’ennuierais en me promenant sur ce lac charmant, en tête à tête avec lui, et au moment où j’ai fait pour le venger plus que je ne puis lui dire! Après un tel spectacle, la mort n’est rien. C’est maintenant que je paie les transports de bonheur et de joie enfantine que je trouvais dans mon palais à Parme lorsque j’y reçus Fabrice revenant de Naples. Si j’eusse dit un mot, tout était fini, et peut-être que, lié avec moi, il n’eût pas songé à cette petite Clélia; mais ce mot me faisait une répugnance horrible. Maintenant elle l’emporte sur moi. Quoi de plus simple? elle a vingt ans; et moi, changée par les soucis, malade, j’ai le double de son âge!… Il faut mourir, il faut finir! Une femme de quarante ans n’est plus quelque chose que pour les hommes qui l’ont aimée dans sa jeunesse! Maintenant je ne trouverai plus que des jouissances de vanité; et cela vaut-il la peine de vivre? Raison de plus pour aller à Parme, et pour m’amuser. Si les choses tournaient d’une certaine façon, on m’ôterait la vie. Eh bien! où est le mal? Je ferai une mort magnifique, et, avant que de finir, mais seulement alors, je dirai à Fabrice: Ingrat! c’est pour toi!… Oui, je ne puis trouver d’occupation pour ce peu de vie qui me reste qu’à Parme; j’y ferai la grande dame. Quel bonheur si je pouvais être sensible maintenant à toutes ces distinctions qui autrefois faisaient le malheur de la Raversi! Alors, pour voir mon bonheur, j’avais besoin de regarder dans les yeux de l’envie… Ma vanité a un bonheur; à l’exception du comte peut-être, personne n’aura pu deviner quel a été l’événement qui a mis fin à la vie de mon cœur… J’aimerai Fabrice, je serai dévouée à sa fortune, mais il ne faut pas qu’il rompe le mariage de la Clélia, et qu’il finisse par l’épouser… Non, cela ne sera pas!»
La duchesse en était là de son triste monologue lorsqu’elle entendit un grand bruit dans la maison.
«Bon! se dit-elle, voilà qu’on vient m’arrêter; Ferrante se sera laissé prendre, il aura parlé. Eh bien! tant mieux! je vais avoir une occupation; je vais leur disputer ma tête. Mais primo, il ne faut pas se laisser prendre.»
La duchesse, à demi vêtue, s’enfuit au fond de son jardin: elle songeait déjà à passer par-dessus un petit mur et à se sauver dans la campagne; mais elle vit qu’on entrait dans sa chambre. Elle reconnut Bruno, l’homme de confiance du comte: il était seul avec sa femme de chambre. Elle s’approcha de la porte-fenêtre. Cet homme parlait à la femme de chambre des blessures qu’il avait reçues. La duchesse rentra chez elle, Bruno se jeta presque à ses pieds, la conjurant de ne pas dire au comte l’heure ridicule à laquelle il arrivait.
– Aussitôt la mort du prince, ajouta-t-il, M. le comte a donné l’ordre, à toutes les postes, de ne pas fournir de chevaux aux sujets des Etats de Parme. En conséquence, je suis allé jusqu’au Pô avec les chevaux de la maison; mais au sortir de la barque, ma voiture a été renversée, brisée, abîmée, et j’ai eu des contusions si graves que je n’ai pu monter à cheval, comme c’était mon devoir.
– Eh bien! dit la duchesse, il est trois heures du matin: je dirai que vous êtes arrivé à midi; vous n’allez pas me contredire.
– Je reconnais bien les bontés de Madame.
La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention.
Nous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d’une raison, nous voudrions taire; mais nous sommes forcés d’en venir à des événements qui sont de notre domaine, puisqu’ils ont pour théâtre le cœur des personnages.
– Mais, grand Dieu! comment est mort ce grand prince? dit la duchesse à Bruno.