– Grand Dieu! chère amie, j’ai la main malheureuse avec cet enfant, et vous allez encore m’en vouloir. Je puis vous prouver que j’ai fait venir hier soir le geôlier de la prison de la ville; tous les jours, votre neveu serait venu prendre du thé chez vous. Ce qu’il y a d’affreux, c’est qu’il est impossible à vous et à moi de dire au prince que l’on craint le poison, et le poison administré par Rassi; ce soupçon lui semblerait le comble de l’immoralité. Toutefois, si vous l’exigez, je suis prêt à monter au palais; mais je suis sûr de la réponse. Je vais vous dire plus; je vous offre un moyen que je n’emploierais pas pour moi. Depuis que j’ai le pouvoir en ce pays, je n’ai pas fait périr un seul homme, et vous savez que je suis tellement nigaud de ce côté-là, que quelquefois, à la chute du jour, je pense encore à ces deux espions que je fis fusiller un peu légèrement en Espagne. Eh bien! voulez-vous que je vous défasse de Rassi? Le danger qu’il fait courir à Fabrice est sans bornes; il tient là un moyen sûr de me faire déguerpir.
Cette proposition plut extrêmement à la duchesse; mais elle ne l’adopta pas.
– Je ne veux pas, dit-elle au comte, que, dans notre retraite, sous ce beau ciel de Naples, vous ayez des idées noires le soir.
– Mais, chère amie, il me semble que nous n’avons que le choix des idées noires. Que devenez-vous, que deviens-je moi-même, si Fabrice est emporté par une maladie?
La discussion reprit de plus belle sur cette idée, et la duchesse la termina par cette phrase:
– Rassi doit la vie à ce que je vous aime mieux que Fabrice; non, je ne veux pas empoisonner toutes les soirées de la vieillesse que nous allons passer ensemble.
La duchesse courut à la forteresse; le général Fabio Conti fut enchanté d’avoir à lui opposer le texte formel des lois militaires: personne ne peut pénétrer dans une prison d’Etat sans un ordre signé du prince.
– Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens viennent chaque jour à la citadelle?
– C’est que j’ai obtenu pour eux un ordre du prince.
La pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses malheurs. Le général Fabio Conti s’était regardé comme personnellement déshonoré par la fuite de Fabrice: lorsqu’il le vit arriver à la citadelle, il n’eût pas dû le recevoir, car il n’avait aucun ordre pour cela. «Mais, se dit-il, c’est le ciel qui me l’envoie pour réparer mon honneur et me sauver du ridicule qui flétrirait ma carrière militaire. Il s’agit de ne pas manquer à l’occasion: sans doute on va l’acquitter, et je n’ai que peu de jours pour me venger.»
CHAPITRE XXV
L’arrivée de notre héros mit Clélia au désespoir: la pauvre fille, pieuse et sincère avec elle-même, ne pouvait se dissimuler qu’il n’y aurait jamais de bonheur pour elle loin de Fabrice; mais elle avait fait vœu à la Madone, lors du demi-empoisonnement de son père, de faire à celui-ci le sacrifice d’épouser le marquis Crescenzi. Elle avait fait le vœu de ne jamais revoir Fabrice, et déjà elle était en proie aux remords les plus affreux, pour l’aveu auquel elle avait été entraînée dans la lettre qu’elle avait écrite à Fabrice la veille de sa fuite. Comment peindre ce qui se passa dans ce triste cœur lorsque, occupée mélancoliquement à voir voltiger ses oiseaux, et levant les yeux par habitude et avec tendresse vers la fenêtre de laquelle autrefois Fabrice la regardait, elle l’y vit de nouveau qui la saluait avec un tendre respect.
Elle crut à une vision que le ciel permettait pour la punir; puis l’atroce réalité apparut à sa raison. «Ils l’ont repris, se dit-elle, et il est perdu!» Elle se rappelait les propos tenus dans la forteresse après la fuite; les derniers des geôliers s’estimaient mortellement offensés. Clélia regarda Fabrice, et malgré elle, ce regard peignit en entier la passion qui la mettait au désespoir.
«Croyez-vous, semblait-elle dire à Fabrice, que je trouverai le bonheur dans ce palais somptueux qu’on prépare pour moi? Mon père me répète à satiété que vous êtes aussi pauvre que nous; mais, grand Dieu! avec quel bonheur je partagerais cette pauvreté! Mais, hélas! nous ne devons jamais nous revoir.»
Clélia n’eut pas la force d’employer les alphabets: en regardant Fabrice elle se trouva mal et tomba sur une chaise à côté de la fenêtre. Sa figure reposait sur l’appui de cette fenêtre; et, comme elle avait voulu le voir jusqu’au dernier moment, son visage était tourné vers Fabrice, qui pouvait l’apercevoir en entier. Lorsque après quelques instants elle rouvrit les yeux, son premier regard fut pour Fabrice: elle vit des larmes dans ses yeux; mais ces larmes étaient l’effet de l’extrême bonheur; il voyait que l’absence ne l’avait point fait oublier. Les deux pauvres jeunes gens restèrent quelque temps comme enchantés dans la vue l’un de l’autre. Fabrice osa chanter, comme s’il s’accompagnait de la guitare, quelques mots improvisés et qui disaient:C’est pour vous revoir que je suis revenu en prison:on va me juger.