Pendant que le vieux guichetier s’écriait: «Mais mon devoir ne me permet pas…» Clélia montait rapidement les six marches; elle se précipita contre la porte: une clef énorme était dans la serrure; elle eut besoin de toutes ses forces pour la faire tourner. A ce moment, le vieux guichetier à demi ivre saisissait le bas de sa robe; elle entra vivement dans la chambre, referma la porte en déchirant sa robe, et, comme le guichetier la poussait pour entrer après elle, elle la ferma avec un verrou qui se trouvait sous sa main. Elle regarda dans la chambre et vit Fabrice assis devant une fort petite table où était son dîner. Elle se précipita sur la table, la renversa, et, saisissant le bras de Fabrice, lui dit:
– As-tu mangé?
Ce tutoiement ravit Fabrice. Dans son trouble, Clélia oubliait pour la première fois la retenue féminine, et laissait voir son amour.
Fabrice allait commencer ce fatal repas: il la prit dans ses bras et la couvrit de baisers. «Ce dîner était empoisonné, pensa-t-il: si je lui dis que je n’y ai pas touché, la religion reprend ses droits et Clélia s’enfuit. Si elle me regarde au contraire comme un mourant, j’obtiendrai d’elle qu’elle ne me quitte point. Elle désire trouver un moyen de rompre son exécrable mariage, le hasard nous le présente: les geôliers vont s’assembler, ils enfonceront la porte, et voici une esclandre telle que peut-être le marquis Crescenzi en sera effrayé, et le mariage rompu.»
Pendant l’instant de silence occupé par ces réflexions, Fabrice sentit que déjà Clélia cherchait à se dégager de ses embrassements.
– Je ne me sens point encore de douleurs, lui dit-il, mais bientôt elles me renverseront à tes pieds; aide-moi à mourir.
– O mon unique ami! lui dit-elle, je mourrai avec toi.
Elle le serrait dans ses bras, comme par un mouvement convulsif.
Elle était si belle, à demi vêtue et dans cet état d’extrême passion, que Fabrice ne put résister à un mouvement presque involontaire. Aucune résistance ne fut opposée.
Dans l’enthousiasme de passion et de générosité qui suit un bonheur extrême, il lui dit étourdiment:
– Il ne faut pas qu’un indigne mensonge vienne souiller les premiers instants de notre bonheur: sans ton courage je ne serais plus qu’un cadavre, ou je me débattrais contre d’atroces douleurs; mais j’allais commencer à dîner lorsque tu es entrée, et je n’ai point touché à ces plats.
Fabrice s’étendait sur ces images atroces pour conjurer l’indignation qu’il lisait dans les yeux de Clélia. Elle le regarda quelques instants, combattue par deux sentiments violents et opposés, puis elle se jeta dans ses bras. On entendit un grand bruit dans le corridor, on ouvrait et on fermait avec violence les trois portes de fer, on parlait en criant.
– Ah! si j’avais des armes! s’écria Fabrice; on me les a fait rendre pour me permettre d’entrer. Sans doute ils viennent pour m’achever! Adieu, ma Clélia, je bénis ma mort puisqu’elle a été l’occasion de mon bonheur.
Clélia l’embrassa et lui donna un petit poignard à manche d’ivoire, dont la lame n’était guère plus longue que celle d’un canif.
– Ne te laisse pas tuer, lui dit-elle, et défends-toi jusqu’au dernier moment; si mon oncle l’abbé a entendu le bruit, il a du courage et de la vertu, il te sauvera; je vais leur parler.
En disant ces mots elle se précipita vers la porte.
– Si tu n’es pas tué, dit-elle avec exaltation, en tenant le verrou de la porte, et tournant la tête de son côté, laisse-toi mourir de faim plutôt que de toucher à quoi que ce soit. Porte ce pain toujours sur toi. Le bruit s’approchait, Fabrice la saisit à bras-le-corps, prit sa place auprès de la porte, et ouvrant cette porte avec fureur, il se précipita sur l’escalier de bois de six marches. Il avait à la main le petit poignard à manche d’ivoire, et fut sur le point d’en percer le gilet du général Fontana, aide de camp du prince, qui recula bien vite, en s’écriant tout effrayé:
– Mais je viens vous sauver, monsieur del Dongo.
Fabrice remonta les six marches, dit dans la chambre:
– Fontana vient me sauver.
Puis, revenant près du général sur les marches de bois, s’expliqua froidement avec lui. Il le pria fort longuement de lui pardonner un premier mouvement de colère.
– On voulait m’empoisonner; ce dîner qui est là devant moi, est empoisonné; j’ai eu l’esprit de ne pas y toucher, mais je vous avouerai que ce procédé m’a choqué. En vous entendant monter, j’ai cru qu’on venait m’achever à coups de dague… Monsieur le général, je vous requiers d’ordonner que personne n’entre dans ma chambre: on ôterait le poison, et notre bon prince doit tout savoir.