Sans plus insister, il alla frapper à la porte de Catherine et entra. Il la trouva levée mais plus pâle que jamais. Sa peau fine avait perdu sa belle couleur dorée pour des transparences d'albâtre sous lesquelles se montrait le réseau bleuâtre des veines. Ses grands yeux violets étaient si largement cernés qu'elle avait l'air de porter un masque sur le haut de son visage... Vêtue d'une ample robe de ce blanchet qu'elle avait toujours affectionné, et dont les plis moelleux dissimulaient à la fois sa maigreur et son ventre apparent, elle se tenait assise dans l'embrasure de la fenêtre et regardait au-dehors les branches du saule où se montraient de minuscules pousses vert tendre. Jamais l'écuyer ne lui avait vu visage aussi fatigué...
Elle ne détourna pas la tête quand Gauthier entra et quand il annonça le visiteur elle se contenta de murmurer :
— Je ne veux voir personne. Il sera déjà assez pénible de recevoir la femme du bourgmestre.
— Mais ce moine dit qu'il était votre confesseur, jadis...
— Quelle sottise ! Je n'ai jamais eu de confesseur attitré. C'est un imposteur simplement...
— Il dit aussi qu'il était un ami et que...
Elle haussa les épaules avec un petit rire infiniment triste.
— Un ami ? Ici ?... En dehors de ce pauvre Van Eyck, je ne vois pas...
— Vous ne faites pas bien les commissions, mon jeune ami, reprocha du seuil la voix flamande du moine qui était entré sans qu'on l'entendît. Je vous ai dit de demander à dame Catherine si elle voulait bien recevoir celui qu'elle appelait son bon frère Jean...
Puis brusquement la voix baissa considérablement de ton tandis que le rude accent flamand disparaissait comme par magie.
— Allons, Catherine ! murmura-t-il. Vous m'avez souvent appelé comme cela, autrefois. Regardez-moi mieux et surtout en imaginant que je n'ai plus cette barbe grotesque ! Imaginez-moi vêtu autrement que de loques puantes... de soie et d'or par exemple avec les armes de notre bon duc Philippe brodées sur la poitrine...
À mesure qu'il parlait les yeux de Catherine s'agrandissaient de stupeur et, brusquement, Gauthier émerveillé y vit briller un peu de joie.
— Vous ? souffla-t-elle. Vous ici et sous cet accoutrement ? Je rêve ?...
— Ma foi non, c'est bien moi !... Surprenant, non ?... Je vous avouerai, ma chère, que je suis presque aussi étonné que vous de me voir ainsi affublé.
Et l'étrange moine alla se planter, le poing sur la hanche, devant le grand miroir d'argent pour s'y admirer tout à son aise.
Incroyable ! soupira-t-il. Tout à fait incroyable ! Je me demande ce que diraient les dames si elles pouvaient me voir ainsi ! A coup sûr, je serais à tout jamais perdu de réputation. Je suis positivement infâme là-dessous !
— Est-ce que vous ne vous étiez pas encore vu ?
— Mon Dieu non ! Le couvent de Roulers où l'on m'a accoutré ainsi ne possédait pas la moindre glace et j'ai dû faire confiance au moine pèlerin que le chapelain de Monseigneur m'avait déniché. Il n'a que trop réussi, il me semble ?...
Puis se détournant du miroir avec une grimace de dégoût, il vint à Catherine et s'inclina cérémonieusement.
— Puis-je néanmoins obtenir la faveur de baiser cette jolie main ?
Vous avez une mine à faire peur, ma chère, mais vous demeureriez ravissante même avec seulement la peau sur les os. Et que votre sourire est donc joli !
Catherine, en effet, souriait du sourire émerveillé qu'un enfant réserve à l'apparition d'une fée bienfaisante. Gauthier, qu'elle avait oublié momentanément, en fut presque choqué et grogna :
— Si vous m'expliquiez ? Je voudrais bien comprendre. Qui est cet hurluberlu ?
Le moine tourna vers lui un regard scandalisé.
— Il me semble que je pourrais retourner la question : qui est ce malotru ?
— Je vais faire les présentations, dit Catherine. Mais d'abord dites-moi où est Bérenger, mon cher Gauthier ?
Le jeune homme désigna le plafond.
— Au grenier. Il m'a dit qu'il voulait examiner les gouttières, allez savoir pourquoi !... mais voulez-vous que je l'appelle ?
— Oui. Dites-lui de redescendre et de s'installer dans la salle afin qu'aucun domestique ne s'approche de ma chambre. J'entends demeurer seule avec... mon confesseur... qui n'est autre qu'un vieil ami, Jean Lefebvre de Saint-Rémy, roi d'armes de Bourgogne, arbitre incontesté des élégances de la cour ducale, celui que les cours d'Europe connaissent sous son
nom de Toison d'Or. Mon cher Jean, vous pardonnerez, j'espère, le langage intempérant de mon écuyer, Gauthier de Chazay ? Il est jeune et profondément dévoué...
Les deux hommes se saluèrent avec un reste de froideur puis tandis que Gauthier s'esquivait pour exécuter les ordres de Catherine, celle-ci se tourna vers Saint-Rémy.
— À présent, mon ami, prenez place sur ce siège, auprès de moi et pendant que je vous regarde dites- moi ce que vous venez faire ici ? Je n'ai pas de mal à deviner que c'est le ciel qui vous envoie...