— Vraisemblablement pour une autre, soupira Catherine. Il nous faudra sans doute rester quelque temps au couvent avant de pouvoir quitter la ville, à moins d'une chance extraordinaire.
Jamais jour ne lui parut si long. Les heures s'étiraient interminables, dans une atmosphère qui se tendait de plus en plus. Les trois domestiques chargés de la maison s'étaient réduits à deux, le valet qui abattait les grosses besognes n'ayant pas résisté au désir de se mêler à l'agitation extérieure. Quant aux deux servantes, visiblement dévorées de curiosité, elles apportèrent un tel relâchement dans leur service que Gauthier dut aller lui-même à la cuisine chercher le dîner, tandis qu'elles discutaient interminablement au rez-de-chaussée avec le corps de garde.
Lorsque le jour commença à décliner, le vacarme de la ville durait toujours et quand vint le moment de la visite du chef de poste, qui était ce soir-là le cordouanier1 Waes, Catherine ne put s'empêcher de l'interroger. Elle n'y eut aucune peine d'ailleurs : l'homme, une lueur triomphante dans l'œil, brûlait de parler.
— Le peuple fait justice aujourd'hui! On s'est assez moqué de lui et des travailleurs. Il est temps que Philippe apprenne à nous craindre, s'écria-t-il.
— Justice de qui ?
1 Cordonnier, le mot vient de Cordoue dont le cuir était célèbre.
— Des gens qui nous gouvernent et qui nous trahissent ! C'est plus la peine d'attendre les visites du bourgmestre Varssenare ici : on l'a exécuté aujourd'hui avec son frère ! La crapule ! Il savait bien qu'il aurait des comptes à rendre : on l'a trouvé caché dans la Groenevoorde et on l'a traîné aux Halles où il a été égorgé !
— Mais enfin que vous avait-il fait ? s'écria la jeune femme sans pouvoir se défendre d'un mouvement d'horreur. Il a jusqu'à présent défendu vos intérêts, il me semble ?
— Que non ! Il a pactisé avec ce damné duc de Bourgogne qui cherche à nous affamer ! On a su que Philippe accordait aux gens de l'Écluse l'autorisation de décharger les charbons d'Écosse destinés aux forgerons et les bois de la Suède et du Danemark, alors que c'étaient nous qui les déchargions, nous seuls et à la Waterhalle. Varssenare était chez le Duc quand il a pris cette belle décision ! On en a assez de ces gens-là qui nous font des sourires et nous trahissent par-derrière.
— Avez-vous aussi égorgé Louis Van de Walle ?
L'homme eut un gros rire que Catherine jugea souverainement déplaisant.
— Ça va pas, non ? Égorger notre patron ? C'est lui qui nous mène et qui nous a aidés à trouver Varssenare ! N'ayez crainte, il est encore bien vivant ! Vous vous en apercevrez quand il viendra vous chercher avec le bourreau pour vous conduire aux Halles. Et ça pourrait bien pas tarder longtemps si votre petit ami Philippe continue à faire l'imbécile avec « ces Messieurs de Bruges » ! Si j'étais vous, je ferais un peu plus de prières que d'habitude, cette nuit !
Grossièrement, le cordouanier cracha presque sur les pieds de la jeune femme, puis tourna les talons et quitta la salle en chantant une chanson à boire, laissant les trois habitants de la maison se regarder l'un l'autre avec angoisse.
— « Ce n'est pas un si mauvais homme ! » gronda Gauthier indigné en imitant Gertrude Van de Walle. Et c'est lui qui livre son collègue à ces brutes !
— Il a peur, dit Catherine. Il sait que s'il ne hurle pas avec les loups, il mourra lui aussi.
— Ce n'est pas une excuse et vous seriez moins indulgente pour lui, s'il apparaissait à cette minute pour vous traîner aux Halles ! Non seulement ces gens sont des couards au combat mais quand les choses ne tournent pas à leur idée, ils s'entredéchirent !
— De toute façon, coupa Bérenger, tout ça ne nous regarde plus.
Cette nuit, on s'en va !
— Espérons seulement que nous y parviendrons. Au lieu d'une nuit de silence bien noire, nous risquons d'avoir une nuit de beuverie bien éclairée par des bandes armées de torches ! Qui peut savoir si l'on ne viendra pas nous égorger avant l'heure du rendez-vous ?
— Alors tout sera dit et nous mourrons tous les trois ensembles !
conclut Gauthier paisiblement.
En effet, la fête sanglante de la journée sembla vouloir tourner en bacchanale. Quand la nuit fut là, plus rouge que noire à cause du grand rassemblement de lumières sur la Grand-Place, les chants, les rires et les cris de mort continuèrent d'emplir l'air.
Angoissés et silencieux, Catherine et les garçons mangèrent du bout des dents un peu de pain et de viande froide. Les servantes n'étaient pas revenues, pas plus que le valet. En bas, les gardes chantaient, buvaient et portaient des toasts bruyants et dégoulinants de bière auxquels se mêlaient des voix de femmes. L'une d'elles cria :
— J'vais aller tout cadenasser là-haut et je reviens ! Y a pas de raison pour qu'on se prive de s'amuser nous autres...