Puisque le Roi s'affirmait enfin comme chef de guerre, puisqu'il avait enfin pris la décision de mettre la main à la pâte et de poursuivre en personne la libération de son royaume, puisqu'il s'en allait à présent, à ce que l'on disait, assiéger Montereau-Fault- Yonne où le capitaine anglais Thomas Guérard tenait une puissante garnison, Arnaud très certainement n'aurait pas résisté à l'appel de la guerre, son insatiable maîtresse, et serait reparti avec ardeur pour faire sa paix avec son Roi et reprendre sa place parmi les capitaines...
A vrai dire, l'idée de retrouver Montsalvy sans son maître et livré à l'intelligente direction de l'abbé Bernard, coseigneur de la ville, lui souriait assez. Cela lui laisserait le temps de causer avec l'abbé, d'entendre ce que les gens de Montsalvy lui diraient touchant le comportement d'Arnaud et de préparer sa propre position pour le jour où il reviendrait. Et ce serait,
somme toute, bien agréable de retrouver le calme de sa maison sans avoir à soutenir, après une si longue route, une joute oratoire violente telle qu'Arnaud savait si bien lui en imposer. Rien qu'une bonne nuit de sommeil serait déjà un bien inappréciable...
Bérenger chantait toujours en tête du petit cortège, laissant la bride sur le cou de son cheval qui suivait docilement le chemin. Mais soudain il s'arrêta et se dressant sur ses étriers désigna un point haut devant lui :
— Regardez, dame Catherine, voilà le grand chêne du Puy de l'Arbre ! Nous arrivons.
Le cœur de la jeune femme manqua un battement. Le page avait raison : encore quelques pas dans ce bois de châtaigniers et, après un large tournant, on pourrait apercevoir les tours, pas très élégantes mais solides, de Montsalvy, ses murailles de lave hérissées de douves de tonneaux taillées en pointe. Passé le Puy de l'Arbre, la route dévalerait en pente douce vers le barri Saint-Antoine, le petit faubourg au bout duquel s'ouvrait la porte d'Aurillac où se tenait le péage1. Alors, on verrait poindre le clocher de l'abbaye et, plus loin, les tours orgueilleuses du château que Catherine elle-même avait fait construire avec ses lignes sévères et pures, ses chemins de ronde... et le fouillis de plantes grimpantes que Sara s'obstinait à accrocher aux murailles comme s'il s'agissait de la maison d'un chanoine.
— Vous verrez, Gauthier, dit Catherine à son écuyer qui ouvrait sur ce pays si neuf pour lui des yeux passionnés, vous aimerez notre Auvergne et plus encore ses habitants. Il y a ici une noblesse qui pousse de la terre même. Elle est faite de courage, de foi, de bon sens et de générosité vraie. Ici on sait garder fidélité sans se sentir esclave, servir sans se sentir
1 Clé du Rouergue, Montsalvy était une ville de passage où l'on payait.
amoindri... sans compter que certaines de nos filles sont bien jolies...
On venait de tourner la corne du bois quand un filet de musique nasillarde et mélancolique vint jusqu'à eux et fit tressaillir de joie Bérenger.
— Vous entendez, dame Catherine ? On nous joue un petit air de cabrette pour notre retour...
Et, incapable de maîtriser son impatience, il piqua son cheval qui partit d'un élan. Catherine le suivit, entraînant Gauthier, mais le tournant franchi trouva son page arrêté auprès d'un petit bonhomme en sarrau brun, bossu et contrefait, que cependant il embrassait avec ardeur.
— Regardez, dame Catherine ! s'écria-t-il en apercevant sa maîtresse, c'est notre innocent, c'est Étienne la Cabrette qui nous donnait la sérénade de bienvenue. Et il y a aussi Jacquot ! Eh bien...
mais qu'est-ce que tu as ?
Lâchant l'innocent il se tournait vers un jeune homme, vêtu lui aussi comme un paysan, et qui était j debout auprès de lui. Ce garçon, Catherine le connais- 1 sait bien car il était l'aîné des fils d'Antoine Malvezin, le cirier de Montsalvy, et pourtant, au lieu de venir à elle avec un sourire de bienvenue, il la regardait avec une sorte d'épouvante et... mais oui, avec des larmes dans les yeux !
— Dame Catherine ! balbutia-t-il, dame Catherine ! C'est pas vrai !... fallait que ça m'arrive à moi !
Bérenger déjà le secouait comme s'il cherchait à l'éveiller d'un cauchemar.
— Enfin, Jacquot, ça ne va pas ? Bien sûr, c'est dame Catherine
!... et c'est moi, Bérenger de Roquemaurel. On était amis avant mon départ.
— Oh ! je vous reconnais bien, gémit le garçon. Mais que ce soit moi qui sois là quand vous arrivez, que ce soit moi qui doive...
Le comportement de Jacquot était si extraordinaire que Catherine sauta à bas de son cheval et voulut s'approcher mais, à mesure qu'elle venait à lui, le jeune homme reculait et ses larmes redoublaient.
— Jacques ! s'écria-t-elle impatientée. Venez ici ! Que signifie cette comédie ? Vous me regardez comme si j'étais le diable !
— Non !... oh non, dame Catherine ! Croyez pas ça ! Mais... oh mon Dieu ! Faut que j'y aille !
— Mais où ?...