Sara fit boire du lait à Catherine et à la petite Mauresque. On l'avait oubliée durant la nuit affreuse et elle s'était tapie entre un coffre à farine et une jarre d'huile mais au matin, quand elle avait vu Sara empoigner son balai pour nettoyer sa cuisine, elle était sortie de sa cachette et, avec un sourire timide, le lui avait pris des mains.
Sara la considéra un instant avec stupeur, puis, relevant du revers de sa main une mèche de cheveux noirs, trempés de sueur qui tombait de son bonnet, elle lui sourit à son tour.
—
Comment t'appelles-tu ?... Moi, c'est Sara, ajouta-t-elle en se désignant elle-même du doigt. « Sara !... »
—
Moi... Fatima ! » Puis avec un effort visible : « Parler...
petit peu !
—
Merveilleux, s'écria Sara ! Viens que je te donne à manger et à boire, ma fille, après tu pourras travailler ; mais d'abord aide-moi à tirer ce matelas à côté, dans la pièce des étuves pour que dame Catherine y dorme !
Il fallut bien que Catherine en passât par où Sara le voulait.
D'ailleurs on la menaçait de l'enfermer. Elle but donc son lait puis rejoignit son matelas et s'y endormit d'un sommeil de bête harassée...
Elle fut réveillée par un fracas de fin du monde qui la jeta tremblante hors de sa couche, tâtonnant dans une obscurité presque totale. Elle crut qu'il faisait nuit et se traîna vers la porte donnant sur la cour qu'elle ouvrit au moment précis où un nouveau coup de tonnerre éclatait. Elle vit alors qu'il faisait encore jour mais que le ciel était couvert de gros nuages noirs d'où partaient des éclairs effrayants. Le feu brûlait toujours et elle aperçut Josse qui se précipitait en courant vers la cuisine au moment précis où la foudre s'abattait sur l'appentis d'une petite remise qui en un instant fut en flammes. Josse ressortit avec un seau d'eau mais à cet instant le ciel creva et de véritables trombes se déversèrent, si brutales et si violentes que les flammes du bûcher s'éteignirent, crachant une épaisse fumée noire.
Un élan jeta Catherine vers Josse.
— La pluie ! La pluie ! Enfin la pluie !... Doux Jésus ! Nous n'allons donc pas mourir étouffés ?...
En un rien de temps, ils furent tous deux trempés jusqu'aux os mais cette violente averse leur semblait si bonne qu'ils demeurèrent dessous avec ivresse, tendant les bras et criant de joie, tant et si bien qu'à leur tour Sara et Fatima vinrent les rejoindre.
— Nous ne sommes donc pas complètement maudits ? s'écria Sara en saisissant Catherine dans ses bras pour l'embrasser... Et si nous pouvons arrêter la peste... sauver ton époux, même s'il ne le mérite pas...
Un hurlement atroce lui coupa la parole et les précipita tous affolés et ruisselants dans la cuisine où un spectacle effrayant les attendait : Arnaud avait réussi à se lever. Dans un paroxysme de souffrance il avait arraché sa chemise, ses pansements et debout devant la cheminée, il titubait en poussant des râles d'agonie...
— Il va tomber dans le feu, hurla Catherine et elle se rua vers lui mais Sara l'empoigna au passage et la rejeta en arrière.
— Regarde ! Le bubon ! Il vient de crever !... C'est ça qui le rend fou. Va me chercher de la charpie, beaucoup de charpie et reviens avec tes gants.
Pendant ce temps, elle et Josse allèrent saisir Arnaud par-derrière et l'obligèrent à se recoucher. En effet, de son aine ouverte un liquide noir et épais coulait le long de sa cuisse en même temps qu'une épouvantable odeur emplissait la pièce. Le malade n'opposa pas de résistance. La douleur, qui lui avait fait fournir l'effort surhumain de se lever, et l'éclatement du bubon qui en avait résulté, semblaient l'avoir complètement épuisé. S'y ajoutait le sang qui coulait à présent, succédant aux sanies et au pus.
Catherine revenait, des gants aux mains, avec une brassée de charpie qu'elle tendit à Sara. Ses yeux n'étaient qu'une prière.
— Est-ce que... est-ce qu'à présent... il a une chance ?
Le visage trempé de Sara s'éclaira d'un vague sourire.
— À présent, oui... je crois... s'il ne perd pas trop de sang ! Mais encore une fois il est solide ! C'est vigoureux la mauvaise herbe !...
L'heure qui suivit se passa tout entière à éponger et à assainir la plaie tandis que Fatima épluchait des choux, des carottes et des pois pour faire un potage. Et quand la nuit tomba Arnaud, soigneusement pansé, gisait sur son lit propre ; ses infirmiers bénévoles avaient mis des vêtements secs et pouvaient enfin s'asseoir autour de la grande table de bois rude pour prendre un vrai repas, le premier, en écoutant avec ravissement les cataractes du ciel se déverser en crépitant sur les lauzes des toits.