« C’est à peu près ça, dit Sam. Et on ferait bien de se surveiller un peu mieux nous-mêmes, sinon, on se réveillera une de ces nuits avec de vilains doigts autour du cou, à supposer qu’on se réveille pour sentir quelque chose. Et c’est là que je voulais en venir. Pas la peine d’inquiéter l’Arpenteur ou les autres cette nuit. Je vais faire le guet. Je pourrai dormir demain, vu que je suis qu’un poids mort dans votre bateau, me direz-vous. »
« Oui, dit Frodo, et je dirais même : un poids mort avec des yeux. Tu pourras faire le guet ; mais seulement si tu promets de me réveiller à mi-chemin, si rien ne se produit avant cela. »
Au beau milieu de la nuit, Frodo fut tiré d’un sommeil profond et noir, trouvant Sam en train de le secouer. « C’est dommage de vous réveiller, chuchota Sam, mais c’est ce que vous avez dit. Y a rien à signaler, ou pas grand-chose. J’ai cru entendre des petits clapotis et une sorte de reniflement, y a un moment de ça ; mais on entend beaucoup de bruits bizarres la nuit au bord de l’eau. »
Il s’allongea, et Frodo se redressa, enveloppé dans ses couvertures, luttant contre le sommeil. Des minutes ou des heures passèrent lentement, mais rien ne se produisit. Frodo était sur le point de céder à la tentation de se recoucher lorsqu’une forme sombre, à peine visible, flotta jusqu’à l’un des bateaux amarrés. Une longue main blanchâtre se laissa faiblement distinguer, sortant de l’eau et agrippant le plat-bord : deux yeux semblables à de pâles lanternes regardèrent à l’intérieur, jetant une froide lueur, puis ils se tournèrent vers Frodo assis sur l’îlot. Ils ne devaient pas être à plus de quelques pieds, et Frodo entendit le doux sifflement d’une inspiration. Il se leva, tirant Dard du fourreau, et se tint face aux yeux. Aussitôt, leur lumière s’éteignit. Il y eut un autre sifflement, suivi d’un plouf, et la bûche sombre s’élança dans le courant et disparut dans la nuit. Aragorn remua dans son sommeil, se tourna et se redressa.
« Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-il, se levant d’un bond et allant trouver Frodo. J’ai senti quelque chose dans mon sommeil. Pourquoi avez-vous tiré votre épée ? »
« Gollum, répondit Frodo. Ou du moins, je le suppose. »
« Ah ! dit Aragorn. Vous avez donc repéré notre petit galopin ? Voilà depuis l’entrée de la Moria qu’il galope après nous, et il ne nous a pas lâché d’une semelle jusqu’à la Nimrodel. Depuis que nous allons sur l’eau, il se couche sur une bûche et il rame en s’aidant des pieds et des mains. J’ai essayé de l’attraper une ou deux fois, la nuit ; mais il est plus rusé qu’un renard et aussi visqueux qu’un poisson. J’espérais que le voyage sur le Fleuve viendrait à bout de lui, mais il est trop bon nageur.
« Nous devrons essayer d’aller plus vite demain. Allongez-vous, maintenant ; je vais monter la garde pour le restant de la nuit. J’aimerais bien mettre la main sur ce scélérat. Il pourrait nous être utile. Mais si je ne réussis pas, il faudra essayer de le semer. Il est très dangereux. Sans parler d’un meurtre de nuit pour son propre compte, il pourrait alerter tout ennemi rôdant dans les parages et le mettre sur nos traces. »
La nuit passa sans qu’on ne revît même l’ombre de Gollum. Dès lors, la Compagnie resta sur ses gardes, mais personne ne l’aperçut de tout le restant du voyage. Si Gollum les suivait encore, il faisait preuve de beaucoup de prudence et de ruse. À la demande d’Aragorn, ils pagayaient maintenant sur longues périodes, et les berges défilaient rapidement. Mais ils ne voyaient pas beaucoup le pays, car ils voyageaient surtout de nuit ou au crépuscule, se reposant dans la journée, et à l’abri des regards, dans la mesure où le terrain le permettait. Les jours passèrent ainsi sans incident jusqu’à la septième journée.
Le temps demeurait gris et couvert, avec un vent d’est, mais tandis que le soir se changeait en nuit, le ciel s’éclaircit loin au couchant, et des étangs baignés de faible lumière, jaunes et vert pâle, s’ouvrirent sous la rive nuageuse. Le mince croissant de la nouvelle Lune miroitait dans ces mares lointaines. Sam la regarda et fronça les sourcils.
Le lendemain, le pays de part et d’autre se mit à changer rapidement. Les berges s’élevèrent et devinrent rocailleuses. Bientôt, ils traversaient un pays de collines et de rochers, et les deux rives, très pentues, étaient ensevelies sous de profonds fourrés d’aubépines et de prunelliers, eux-mêmes envahis de ronces et de plantes rampantes. Derrière se dressaient des falaises basses et éboulées, ainsi que des cheminées de pierre grise et érodée, noires de lierre ; et derrière encore, de hautes crêtes couronnées de sapins tourmentés par le vent. Ils approchaient d’un pays de grises collines, les Emyn Muil, frontière méridionale de la Contrée Sauvage.