Tous se penchèrent en avant, faisant force de rames : même Sam y mit du sien. À tout moment, ils s’attendaient à sentir la morsure de flèches empennées de noir. Elles piaulaient au-dessus d’eux en grand nombre, ou pleuvaient sur l’eau alentour ; mais aucune autre ne fit mouche. Il faisait noir, mais pas assez pour faire échec à la vision nocturne des Orques ; et à la lueur des étoiles, la Compagnie devait offrir une assez bonne cible à ces tireurs experts – à moins que les capes grises de la Lórien et le bois gris des bateaux elfiques n’aient déjoué la malveillance des archers du Mordor.
Ils pagayèrent sans relâche. Dans les ténèbres, ils n’étaient jamais vraiment sûrs d’avancer réellement ; mais peu à peu, les remous diminuèrent et l’ombre de la rive orientale se fondit de nouveau dans la nuit. Enfin, pour autant qu’ils aient pu en juger, ils avaient regagné le milieu du cours d’eau et ramené leurs embarcations à quelque distance en amont de la saillie rocheuse. Puis, virant à demi, ils les poussèrent de toutes leurs forces vers la rive occidentale. Ils s’arrêtèrent dans l’ombre de buissons penchés au-dessus de l’eau et reprirent leur souffle.
Legolas déposa sa pagaie et se saisit de l’arc qu’il avait reçu en Lórien. Il bondit alors sur la terre ferme et remonta la berge de quelques pas. Il banda son arc et mit la corde en place, puis encocha une flèche et se retourna, scrutant les ténèbres sur le Fleuve. Des cris stridents montaient de l’autre côté, mais rien ne se voyait.
Frodo leva les yeux vers l’Elfe au-dessus de lui, dressé de toute sa hauteur et sondant la nuit en quête d’une cible. Sa tête était sombre, couronnée d’étoiles blanches et perçantes qui scintillaient derrière lui dans les étangs noirs du ciel. Mais les grands nuages déployèrent leurs voiles et montèrent alors du Sud, dépêchant de sombres avant-coureurs dans les champs étoilés. Une peur soudaine s’empara de la Compagnie.
«
Soudain, le grand arc de Lórien chanta. La flèche siffla, quittant la corde elfique. Presque au-dessus de l’Elfe, la forme ailée plongea brusquement. Il y eut un cri éraillé, semblable à un croassement, tandis qu’elle s’écrasait du haut des airs et disparaissait dans les ténèbres de la rive opposée. Le ciel retrouva sa pureté. Un tumulte s’éleva, comme de nombreuses voix jurant et gémissant dans l’obscurité, puis ce fut le silence. Plus une flèche, plus un cri ne vint de l’est cette nuit-là.
Au bout d’un moment, Aragorn les fit remonter le courant. Ils longèrent la rive sombre sur quelque distance, jusqu’à une anse peu profonde. Là, quelques arbres bas poussaient au bord de l’eau, sous une berge rocheuse et escarpée. La Compagnie décida de s’y arrêter pour attendre l’aube : il était inutile de tenter d’aller plus loin cette nuit-là. Ils ne firent aucun campement et n’allumèrent aucun feu, mais se blottirent au fond des embarcations amarrées les unes auprès des autres.
« Loués soit l’arc de Galadriel, et la main et l’œil de Legolas ! dit Gimli, tout en mastiquant une gaufrette de
« Mais qui saurait dire ce qu’il a touché ? » dit Legolas.
« Pas moi, dit Gimli. Mais je suis content que l’ombre n’ait pu s’approcher davantage. Je ne l’aimais point du tout. Elle me rappelait trop l’ombre que j’ai vue en Moria – l’ombre du Balrog », acheva-t-il en un murmure.
« Ce n’était pas un Balrog, dit Frodo, encore frissonnant. C’était quelque chose de plus froid. Je crois que c’était… » Puis il s’arrêta et demeura silencieux.
« Que croyez-vous ? » demanda Boromir avec avidité, se penchant hors de sa barque, comme s’il voulait entrevoir le visage de Frodo.
« Je crois… Non, je ne veux pas le dire, répondit Frodo. Mais qu’importe ce que c’était, sa chute a semé le désarroi chez nos ennemis. »
« Il semblerait que oui, dit Aragorn. Mais où ils sont, et combien, et ce qu’ils feront ensuite, nous n’en avons pas la moindre idée. Cette nuit, nous serons tous privés de sommeil ! L’obscurité nous enveloppe, pour l’instant. Mais qui sait ce que le jour révélera ? Gardez vos armes à portée de main ! »