Boromir se leva et se mit à arpenter la pelouse avec impatience. « Ainsi vous continuez, s’écria-t-il. Gandalf, Elrond – tous ces gens vous ont appris à dire cela. En ce qui les concerne, il se peut qu’ils aient raison. Ces elfes, ces semi-elfes et ces magiciens, il finirait par leur arriver malheur, peut-être. Pourtant, il m’arrive souvent de me demander s’ils sont sages ou simplement timorés. Mais à chacun sa manière. Les Hommes au cœur fidèle, eux, ne seront pas corrompus. Nous autres de Minas Tirith sommes restés loyaux durant de longues années d’épreuves. Nous ne désirons pas la puissance des seigneurs-magiciens, seulement la force de nous défendre, pour une juste cause. Et voici qu’au moment critique, le hasard met au jour l’Anneau de Pouvoir ! C’est un cadeau, dis-je : un cadeau aux ennemis du Mordor. C’est folie de ne pas s’en servir, se servir du pouvoir de l’Ennemi contre lui-même. Les intrépides, les sans pitié, eux seuls remporteront la victoire. Que ne pourrait un guerrier en cette occasion, un meneur d’hommes ? Que ne pourrait Aragorn ? Ou s’il refuse, pourquoi pas Boromir ? L’Anneau me donnerait un pouvoir de Commandement. Comme je repousserais les armées du Mordor, et tous les hommes afflueraient sous mon drapeau ! »
Boromir allait et venait, parlant de plus en plus fort. Il semblait presque avoir oublié Frodo, discourant sur les murailles et l’armement, et sur le rassemblement des hommes ; il envisageait de grandes alliances et de glorieuses victoires à venir ; et il renversait le Mordor et devenait lui-même un puissant roi, sage et bienveillant. Soudain il s’arrêta et agita les bras.
« Et ils nous disent de le jeter ! s’exclama-t-il. Je n’ai pas dit
« Vous le voyez bien, n’est-ce pas, mon ami ? dit-il, se retournant tout à coup vers Frodo. Vous dites que vous avez peur. Et cela, même les plus braves vous le pardonneraient. Mais n’est-ce pas plutôt votre bon sens qui s’indigne ? »
« Non, j’ai peur, dit Frodo. Simplement peur. Mais je suis content de vous avoir entendu parler franchement. J’ai l’esprit plus clair, à présent. »
« Vous viendrez donc à Minas Tirith ? » s’écria Boromir. Il avait les yeux brillants et les traits avides.
« Vous vous méprenez », dit Frodo.
« Mais vous viendrez, au moins pour quelque temps ? insista Boromir. Ma cité est maintenant toute proche ; et se rendre de là au Mordor n’est pas beaucoup plus long que d’ici. Il y a longtemps que nous sommes en pays sauvage, et il vous faut savoir ce que fait l’Ennemi avant de vous-même passer à l’action. Venez avec moi, Frodo, dit-il. Il faut vous reposer avant d’entreprendre ce voyage, s’il doit être entrepris. » Il posa sa main sur l’épaule du hobbit en un geste amical ; mais Frodo la sentit trembler d’une excitation contenue. Il s’éloigna vivement et le regarda avec affolement : sa taille d’Homme était presque le double de la sienne, et sa force maintes fois supérieure.
« Pourquoi êtes-vous si hostile ? dit Boromir. Je suis un homme loyal, non un voleur ou un prédateur. J’ai besoin de votre Anneau : vous le savez, maintenant ; mais je vous donne ma parole que je ne désire pas le garder. Me permettrez-vous au moins de mettre mon plan à l’essai ? Prêtez-moi l’Anneau ! »
« Non ! non ! s’écria Frodo. Le Conseil m’a confié la charge de le porter. »
« C’est par votre propre folie que l’Ennemi nous vaincra, cria Boromir. J’enrage rien que d’y penser ! Vous êtes fou ! Fou et entêté ! Courant ainsi à votre perte et ruinant notre cause à tous. Si des mortels peuvent prétendre à l’Anneau, ce sont les hommes de Númenor, non les Demi-Hommes. Il n’est pas à vous, sinon par un malheureux hasard. Il aurait pu être à moi. Il devrait être à moi. Donnez-le-moi ! »
Frodo ne répondit pas, mais il s’écarta vivement, de façon à mettre la grande pierre plate entre eux. « Allons, allons, mon ami ! dit Boromir d’une voix adoucie. Pourquoi ne pas vous en débarrasser ? Pourquoi ne pas vous libérer du doute et de la peur ? Vous n’avez qu’à mettre la faute sur moi, si vous voulez. Vous n’avez qu’à dire que j’étais trop fort, que je vous l’ai pris par la force. Car je suis trop fort pour vous, demi-homme », cria-t-il ; et il sauta tout à coup par-dessus la pierre et se jeta sur Frodo. Son beau et aimable visage était hideusement déformé ; un feu rageait dans ses yeux.
Frodo fit un bond de côté et remit la pierre entre eux. Il n’y avait qu’une seule chose à faire : tremblant, il sortit l’Anneau attaché à sa chaîne et le glissa rapidement à son doigt, alors même que Boromir se précipitait de nouveau sur lui. L’Homme étouffa un cri, écarquilla un moment des yeux stupéfaits, puis il se mit à courir dans tous les sens, cherchant ici et là parmi les arbres et les rochers.