Bilbo se recula contre le mur, haletant, sa main agrippant la poche de son pantalon. Les deux se tinrent un moment face à face, et un frisson parcourut la pièce. Les yeux de Gandalf restaient braqués sur lui. Lentement, ses mains se détendirent et il se mit à trembler.
« Je ne sais pas ce qui vous prend, Gandalf, dit-il. Je ne vous ai jamais vu ainsi. À quoi tout cela rime-t-il ? Il est à moi, n’est-ce pas ? Je l’ai trouvé, et Gollum m’aurait tué si je ne l’avais pas gardé. Je ne suis pas un voleur, quoi qu’il ait pu dire. »
« Je ne vous ai jamais accusé d’en être un, répondit Gandalf. Et je n’en suis pas un non plus. Je n’essaie pas de vous voler, mais de vous aider. Je voudrais que vous me fassiez confiance, comme autrefois. » Il se détourna, et l’ombre passa. Il sembla retrouver sa stature normale : un vieillard gris, courbé et soucieux.
Bilbo se passa la main sur le front. « Je suis désolé, dit-il. Mais je me suis senti si bizarre. Ce serait pourtant un soulagement, en un sens, de ne plus avoir à m’en préoccuper. Il a pris tant de place dans mon esprit, ces derniers temps. Parfois, j’ai eu l’impression que c’était comme un œil qui me regardait. Et je suis toujours à vouloir le mettre pour disparaître, vous savez ; ou à me demander s’il est en sécurité, et à le sortir pour m’en assurer. J’ai essayé de le ranger sous clef, mais je me suis rendu compte que je n’arrivais pas à me calmer s’il ne se trouvait pas dans ma poche. Je ne sais pas pourquoi. Et je semble incapable de me faire une idée. »
« Alors fiez-vous à la mienne, dit Gandalf. Elle est on ne peut plus faite. Partez et laissez-le derrière. Cessez de le posséder. Donnez-le à Frodo et je veillerai sur lui. »
Bilbo resta un moment tendu et indécis. Enfin il soupira. « D’accord, dit-il avec effort. Je le ferai. » Puis il eut un haussement d’épaules et un sourire plutôt contrit. « Toute cette immense fête n’était après tout qu’une excuse pour offrir plein de cadeaux, et peut-être me permettre de renoncer à l’anneau plus facilement. Ça n’a rien facilité en fin de compte, mais il serait dommage de ruiner tous mes préparatifs. Cela gâcherait toute la plaisanterie. »
« Elle perdrait, à mon sens, sa seule raison d’être », dit Gandalf.
« Très bien, dit Bilbo, il ira à Frodo avec le reste. » Il prit une grande respiration. « Maintenant, il faut vraiment que je m’en aille ou quelqu’un d’autre risque de m’attraper. J’ai fait mes adieux, et je ne pourrais supporter de devoir tout recommencer. » Il ramassa son sac et se dirigea vers la porte.
« Vous avez encore l’anneau en poche », dit le magicien.
« Ma foi, c’est bien vrai ! s’écria Bilbo. Avec mon testament et tous les autres documents. Vous feriez mieux de le prendre et de le lui remettre à ma place. C’est plus sûr. »
« Non, ne me donnez pas l’anneau, dit Gandalf. Mettez-le sur la cheminée. Il sera en sécurité à cet endroit, jusqu’au retour de Frodo. Je vais l’attendre. »
Bilbo sortit l’enveloppe, mais comme il allait la déposer près de la pendule, sa main recula brusquement et le paquet tomba par terre. Avant qu’il ait pu le ramasser, le magicien se pencha pour le saisir et le remettre en place. Un spasme de colère vint de nouveau assombrir la figure du hobbit. Puis elle prit un air de soulagement, accompagné d’un rire.
« Bon, c’est réglé, dit-il. Maintenant, j’y vais ! »
Ils sortirent dans le hall d’entrée. Bilbo choisit sa canne préférée sur le support, puis il siffla. Trois nains sortirent de pièces différentes où ils s’affairaient depuis un moment.
« Tout est prêt ? demanda Bilbo. Tous les bagages sont faits et étiquetés ? »
« Tous », répondirent-ils.
« Eh bien, mettons-nous en route, dans ce cas ! » Il passa la porte d’entrée.
La nuit était claire, et le ciel noir parsemé d’étoiles. Il leva la tête, reniflant l’air du dehors. « Quel bonheur ! Quel bonheur de partir de nouveau, de nouveau sur la Route avec des nains ! Voilà ce dont j’avais réellement envie depuis des années ! Adieu ! dit-il, contemplant son ancienne demeure et s’inclinant devant la porte. Adieu, Gandalf ! »
« Adieu, pour l’instant, Bilbo. Faites bien attention à vous ! Vous êtes assez vieux, et peut-être assez sage. »
« Faire attention ! Je n’y fais pas attention. Ne vous inquiétez pas pour moi. Je n’ai jamais été plus heureux qu’en ce moment, et c’est beaucoup dire. Mais le temps est venu. Me voilà enfin emporté sur la route », ajouta-t-il ; puis, à voix basse, comme pour lui-même, il chanta doucement dans l’obscurité :