Le Seigneur des Anneaux
a été lu par de nombreuses personnes depuis sa parution tardive ; et j’aimerais dire ici quelques mots de ce qui a trait aux multiples opinions et conjectures que j’ai pu lire, ou dont on m’a fait part, quant aux motivations et à la signification du récit. Sa motivation première était le désir d’un conteur de s’essayer à une histoire vraiment très longue qui captiverait ses lecteurs, les amuserait, les enchanterait et, par moments, peut-être, les exciterait ou les émouvrait profondément. En cela, je ne pouvais me fier qu’à ma seule idée de ce qui est attrayant ou émouvant ; et pour beaucoup de lecteurs, inévitablement, ce guide a souvent été pris en défaut. Parmi ceux qui ont lu ce livre, ou qui du moins en ont fait la critique, il en est qui l’ont trouvé ennuyeux, absurde ou méprisable ; et je n’ai aucune raison de m’en plaindre, puisque je pense à peu près la même chose de leurs œuvres, ou du genre d’histoires que visiblement ils préfèrent. Mais, même du point de vue de nombreux lecteurs qui ont aimé mon livre, tout ne plaît pas, loin de là. Il est peut-être impossible, dans un long récit, de plaire à tout le monde en tout point, ou de déplaire à tout le monde sur les mêmes points ; car je constate, d’après les lettres que j’ai reçues, que les passages ou les chapitres que d’aucuns considèrent comme des imperfections sont, tous sans exception, spécialement appréciés par d’autres. Le lecteur le plus critique d’entre tous, moi-même, y découvre maintenant de nombreux défauts, mineurs autant que majeurs ; mais n’étant pas tenu, heureusement, de critiquer son œuvre ou de la réécrire, il passera ces défauts sous silence, sauf un, que d’autres ont également relevé : le livre est trop court.Quant à une quelconque signification cachée, au « message », l’auteur n’en voit pas et n’en a jamais vu. Mon livre n’est pas allégorique, pas plus qu’il n’a trait à l’actualité. Tout en grandissant, l’histoire s’est enracinée (dans le passé) et a produit des rameaux inattendus ; mais son thème principal était fixé depuis le début, étant donné le choix inévitable de l’Anneau comme fil conducteur entre ce livre-ci et Le Hobbit
. Le chapitre crucial, intitulé « L’Ombre du passé », est l’une des parties les plus anciennes du récit. Elle a été écrite longtemps avant que les présages de 1939 ne signalent la menace d’un désastre inévitable ; et par conséquent, même si ce désastre avait pu être évité, l’histoire se serait développée essentiellement dans la même veine. Elle puise sa source dans des choses longuement méditées ou, dans certains cas, déjà écrites ; et presque rien (ou rien du tout) n’a été modifié par la guerre qui a éclaté en 1939, ou par ses suites.La vraie guerre ne ressemble en rien à la guerre légendaire, dans sa manière ou dans son dénouement. Si elle avait inspiré ou dicté le développement de la légende, l’Anneau aurait certainement été saisi et utilisé contre Sauron ; celui-ci n’aurait pas été anéanti, mais asservi, et Barad-dûr n’aurait pas été détruite, mais occupée. Saruman, n’ayant pas réussi à s’emparer de l’Anneau, aurait profité de la confusion et de la fourberie ambiantes pour trouver, au Mordor, le chaînon manquant de ses propres recherches dans la confection d’anneaux ; et bientôt il aurait fabriqué son propre Grand Anneau, de manière à défier le Maître autoproclamé de la Terre du Milieu. Dans un tel conflit, les deux camps n’auraient eu que de la haine et du mépris pour les hobbits, qui n’auraient pas survécu longtemps, même en tant qu’esclaves.
On pourrait imaginer d’autres scénarios en fonction des goûts ou des opinions de ceux qui apprécient l’allégorie ou les références à l’actualité. Mais je déteste cordialement l’allégorie dans toutes ses manifestations, et je l’ai toujours détestée, depuis que j’ai l’âge et la méfiance qu’il faut pour détecter sa présence. Je préfère de beaucoup l’histoire, vraie ou feinte, et son applicabilité variable, suivant la pensée et l’expérience des lecteurs. Je crois que beaucoup confondent applicabilité
et allégorie ; or l’une réside dans la liberté du lecteur, et l’autre dans la domination voulue par l’auteur.