Celle-ci nous suivait de près. A plusieurs reprises, comme j’étais harcelé par mes gardes, je tournai la tête vers elle, implorant une marque de compassion qu’il me sembla surprendre une fois sur son visage. Mais ce n’était, je crois, que le fait de mon désir de l’y trouver. Dès que mon regard accrochait le sien, elle cherchait à l’éviter, sans que son oeil exprimât d’autre sentiment que la perplexité.
Ce calvaire dura plusieurs heures. J’étais accablé de fatigue, les pieds ensanglantés, le corps couvert d’égratignures causées par les ronces, à travers lesquelles les hommes de Soror se faufilaient sans dommage comme des serpents. Mes compagnons n’étaient pas en meilleur état que moi et Antelle trébuchait à chaque pas, quand nous arrivâmes enfin en un lieu qui semblait être le but de cette course. La forêt y était moins épaisse et les buissons avaient fait place à une herbe courte. Là, nos gardes nous lâchèrent et, sans plus s’occuper de nous, se mirent de nouveau à jouer en se poursuivant à travers les arbres, ce qui paraissait la principale occupation de leur existence. Nous tombâmes sur le sol, hébétés par la fatigue, profitant de ce répit pour nous concerter à voix basse.
Il fallait toute la philosophie de notre chef pour nous empêcher de sombrer dans un noir découragement. Le soir tombait. Nous pouvions sans doute réussir une évasion en profitant de l’inattention générale ; mais où aller ? Même si nous parvenions à refaire le chemin parcouru, nous n’avions aucune chance de pouvoir utiliser la chaloupe. Il nous parut plus sage de rester sur place et de tenter d’amadouer ces êtres déconcertants. D’autre part, la faim nous tenaillait.
Nous nous levâmes et fîmes quelques pas timides. Ils continuèrent leurs jeux insensés sans se soucier de nous. Seule, Nova semblait ne pas nous avoir oubliés. Elle se mit à nous suivre à distance, détournant toujours la tête quand nous la regardions. Après avoir erré au hasard, nous découvrîmes que nous étions dans une sorte de campement, où les abris n’étaient même pas des huttes, mais des espèces de nids, comme en font les grands singes de notre forêt africaine : quelques branchages entrelacés, sans aucun lien, posés sur le sol ou encastrés dans la fourche des branches basses. Certains de ces nids étaient occupés. Des hommes et des femmes – je ne vois pas par quel autre nom je les désignerais – étaient tapis là, souvent par couples, assoupis, pelotonnés l’un contre l’autre à la manière des chiens frileux. D’autres abris, plus étendus, servaient à des familles entières et nous aperçûmes plusieurs enfants endormis, qui me parurent tous beaux et bien portants.
Cela n’apportait aucune solution au problème alimentaire. Enfin, nous aperçûmes au pied d’un arbre une famille qui s’apprêtait à manger ; mais leur repas n’était guère fait pour nous tenter. Ils dépeçaient, sans l’aide d’aucun instrument, un assez gros animal, qui ressemblait à un cerf. Avec leurs ongles et leurs dents, ils en arrachaient des morceaux de chair crue, qu’ils dévoraient, après en avoir seulement détaché des lanières de peau. Il n’y avait aucune trace de foyer dans les environs. Ce festin nous soulevait le coeur et d’ailleurs après nous être approchés de quelques pas, nous comprîmes que nous n’étions en aucune façon conviés à le partager ; au contraire ! Des grondements nous écartèrent bien vite.
Ce fut Nova qui vint à notre secours. Le fit-elle parce qu’elle avait fini par comprendre que nous avions faim ? Pouvait-elle vraiment
Chacun de nous choisit son coin d’herbe pour y construire un nid semblable à ceux de la cité. Nova fut intéressée par notre manège, au point même de s’approcher de moi pour m’aider à briser une branche récalcitrante.
Je fus ému par ce geste, dont le jeune Levain ressentit un dépit tel qu’il se coucha immédiatement, s’enfouit dans la verdure et nous tourna le dos. Quant au professeur Antelle, il dormait déjà tant il était recru.