Nous n’eûmes aucun incident de vol sérieux. Nous étions partis de la Lune. La Terre et les planètes disparurent très vite. Nous avions vu le soleil décroître jusqu’à devenir comme une orange dans le ciel, une prune, puis un point brillant sans dimensions, une simple étoile que la science du professeur pouvait seule déceler parmi les milliards d’étoiles de la galaxie.
Nous vécûmes donc sans soleil, mais nous n’en souffrîmes pas, le vaisseau étant pourvu de sources lumineuses équivalentes. Nous ne connûmes pas l’ennui non plus. La conversation du professeur était passionnante ; je m’instruisis davantage pendant ces deux années que pendant ma précédente existence. J’appris aussi tout ce qu’il était utile de connaître pour la conduite du vaisseau. C’était assez facile : il suffisait de donner des instructions aux appareils électroniques, qui effectuaient tous les calculs et commandaient directement les manoeuvres.
Notre jardin nous procura des distractions agréables. Il occupait une place importante à bord. Le professeur Antelle, qui s’intéressait, entre autres matières, à la botanique et à l’agriculture, avait voulu profiter du voyage pour vérifier certaines de ses théories sur la croissance des plantes dans l’espace. Un compartiment cubique de près de dix mètres de côté servait de terrain. Grâce à des étagères, tout le volume y était utilisé. La terre était régénérée par des engrais chimiques et, deux mois à peine après notre départ, nous eûmes la joie de voir pousser toutes sortes de légumes, qui nous fournissaient en abondance une nourriture saine. L’agréable n’avait pas été oublié : une section était réservée aux fleurs, que le professeur soignait avec amour. Cet original avait aussi emporté quelques oiseaux, des papillons et même un singe, un petit chimpanzé que nous avions baptisé Hector et qui nous amusait de ses tours.
Il est certain que le savant Antelle, sans être misanthrope, ne s’intéressait guère aux humains. Il déclarait souvent qu’il n’attendait plus grand-chose d’eux et ceci explique…
« Misanthrope ?
… Ceci explique sans doute qu’il ait rassemblé dans le vaisseau – assez vaste pour contenir plusieurs familles – de nombreuses espèces végétales, quelques animaux, en limitant à trois le nombre des passagers : lui-même, Arthur Levain, son disciple, un jeune physicien de grand avenir, et moi, Ulysse Mérou, journaliste peu connu, qui avais rencontré le professeur au hasard d’une interview. Il avait proposé de m’emmener après s’être aperçu que je n’avais pas de famille et que je jouais convenablement aux échecs. C’était une occasion exceptionnelle pour un jeune journaliste. Même si mon reportage ne devait être publié que dans huit cents ans, peut-être à cause de cela, il aurait une valeur unique. J’avais accepté avec enthousiasme.
Le voyage se passa donc sans anicroche. Le seul désagrément fut une pesanteur accrue pendant l’année d’accélération et pendant celle de freinage. Nous dûmes nous accoutumer à sentir notre corps peser environ une fois et demie son poids de la Terre, phénomène un peu fatigant au début, mais auquel nous ne prîmes bientôt plus garde. Entre ces deux périodes, il y eut une absence totale de gravité, avec toutes les bizarreries connues de ce phénomène ; mais cela ne dura que quelques heures et nous n’en souffrîmes pas.
Et, un jour, après cette longue traversée, nous eûmes l’émotion de voir l’étoile Bételgeuse s’inscrire dans le ciel avec un aspect nouveau.
III
L’exaltation que procure un pareil spectacle ne peut être décrite : une étoile, hier encore point brillant parmi la multitude des points anonymes du firmament, se détacha peu à peu du fond noir, s’inscrivit dans l’espace avec une dimension, apparaissant d’abord comme une noix étincelante, puis se dilata en même temps que la teinte s’affirmait, pour devenir semblable à une orange, s’intégra enfin dans le cosmos avec le même diamètre apparent que notre astre du jour familier. Un nouveau soleil était né pour nous, un soleil rougeâtre, comme le nôtre à son déclin, dont nous ressentions déjà l’attraction et la chaleur.
Notre vitesse était alors très réduite. Nous nous approchâmes encore de Bételgeuse, jusqu’à ce que son diamètre apparent excédât de loin celui de tous les corps célestes contemplés jusqu’alors, ce qui produisit sur nous une impression fabuleuse. Antelle donna quelques indications aux robots et nous nous mîmes à graviter autour de la super géante. Alors, le savant déploya ses instruments astronomiques et commença ses observations.