Je m’approche maintenant de mon ancienne cage avec une désinvolture calculée. Je regarde du coin de l’oeil, mais je n’aperçois pas les bras de Nova tendus à travers la grille ; je n’entends pas les cris joyeux par lesquels elle avait pris l’habitude de m’accueillir. Un sombre pressentiment m’envahit. Je ne puis me retenir. Je me précipite. La cage est vide.
J’appelle un des gardiens, d’une voix autoritaire qui fait tressaillir tous les captifs. C’est Zanam qui vient. Il n’aime pas beaucoup que je lui donne des ordres, mais Zira lui a prescrit de se mettre à mon service.
« Où est Nova ? »
Il me répond qu’il n’en sait rien, d’un air rechigné. On l’a emmenée un jour sans lui donner d’explications. J’insiste, sans succès. Enfin, par bonheur, voici Zira, qui vient faire son tour d’inspection. Elle m’a vu devant la cage vide et devine mon émoi. Elle paraît gênée et parle la première d’un autre sujet.
« Cornélius vient de rentrer. Il voudrait te voir. »
Je me moque bien, en cet instant, de Cornélius, de tous les chimpanzés, de tous les gorilles et des autres monstres qui peuvent hanter le ciel et l’enfer. Je montre la cellule du doigt.
« Nova ?
— Souffrante, dit la guenon. On l’a mise dans un bâtiment spécial. »
Elle me fait un signe et m’entraîne au-dehors, loin du gardien.
« L’administrateur m’a fait promettre de garder le secret. Je pense pourtant que tu dois savoir, toi.
— Elle est malade ?
— Rien de grave ; mais c’est un événement assez important pour alerter nos autorités. Nova est pleine.
— Elle est…
— Je veux dire : elle est enceinte », reprend la guenon, en m’observant d’un air curieux.
VI
Je reste frappé de stupeur, sans réaliser encore tout ce qu’implique cet événement. Je suis assailli d’abord par une foule de détails triviaux, et surtout tourmenté par une question inquiétante : comment se fait-il qu’on ne m’en ait pas avisé ? Zira ne me laisse pas le temps de protester.
« Je m’en suis aperçue, il y a deux mois, à mon retour de voyage. Les gorilles n’y avaient vu que du feu. J’ai téléphoné à Cornélius, qui a eu, lui-même, une longue conversation avec l’administrateur. Ils ont été d’accord pour juger qu’il était préférable de garder le secret. Personne n’est au courant, sauf eux et moi. Elle est dans une cage isolée et c’est moi qui m’occupe d’elle. »
Je ressens cette dissimulation comme une trahison de la part de Cornélius et je vois bien que Zira est embarrassée. Il me semble qu’une machination est en train de se tramer dans l’ombre.
« Rassure-toi. Elle est bien traitée et ne manque de rien. Je suis aux petits soins pour elle. Jamais la grossesse d’une femelle d’homme n’a été entourée de tant de précautions. »
Je baisse les yeux comme un collégien pris en faute sous son regard narquois. Elle se force à prendre un ton ironique, mais je sens qu’elle est troublée. Certes, je sais que mon intimité physique avec Nova lui a déplu, dès l’instant qu’elle a reconnu ma vraie nature, mais il y a autre chose que du dépit dans son regard. C’est son attachement pour moi qui la rend inquiète. Ces mystères au sujet de Nova ne présagent rien de bon. J’imagine qu’elle ne m’a pas dit toute la vérité, que le Grand Conseil est au courant de la situation et que des discussions ont eu lieu à un échelon très élevé.
« Quand doit-elle accoucher ?
— Dans trois ou quatre mois. »
Le côté tragi-comique de la situation me bouleverse tout d’un coup. Je vais être père dans le système de Bételgeuse. Je vais avoir un enfant sur la planète Soror, d’une femme pour laquelle je ressens une grande attirance physique, parfois de la pitié, mais qui a le cerveau d’un animal. Aucun être, dans le cosmos, ne s’est trouvé engagé dans pareille aventure. J’ai envie de pleurer et de rire en même temps.
« Zira, je veux la voir ! »
Elle a une petite moue de dépit.
« Je savais que tu le demanderais. J’en ai déjà parlé à Cornélius et je pense qu’il y consentira. Il t’attend dans son bureau.
— Cornélius est un traître !
— Tu n’as pas le droit de dire cela. Il est partagé entre son amour de la science et son devoir de singe. Il est naturel que cette naissance prochaine lui inspire de graves appréhensions. »
Mon angoisse grandit, tandis que je la suis dans les couloirs de l’Institut. Je devine le point de vue des savants singes et leur crainte de voir surgir une race nouvelle qui… Parbleu ! je vois très bien, maintenant, comment peut s’accomplir la mission dont je me sens chargé.
Cornélius m’accueille avec des paroles aimables, mais une gêne permanente est née entre nous. Par moments, il me regarde avec une sorte de terreur. Je fais effort pour ne pas aborder immédiatement le sujet qui me tient à coeur. Je lui demande des nouvelles de son voyage et de la fin de son séjour dans les ruines.
« Passionnant. Je tiens un ensemble de preuves irréfutables. »