– Quatorze cent mille livres qui tiennent là-dedans, car ce collier vaut quatorze cent mille livres argent réel, et les joailliers le paieraient ce prix encore aujourd’hui.
Étrange destinée qui permet à la petite Jeanne de Valois, mendiante et obscure, de toucher de sa main la main d’une reine, la première du monde, et de posséder dans ses mains aussi, pour une heure il est vrai, quatorze cent mille livres, une somme qui ne marche jamais seule en ce monde, et que l’on fait toujours escorter par des gardiens armés ou par des garanties qui ne peuvent être moindres en France que celles d’un cardinal et d’une reine.
«Tout cela dans mes dix doigts!… Comme c’est lourd et comme c’est léger!
«Pour emporter en or, précieux métal, l’équivalent de cet écrin, j’aurais besoin de deux chevaux; pour l’emporter en billets de caisse… et les billets de caisse sont-ils toujours payés? ne faut-il pas signer, contrôler? Et puis un billet, c’est du papier: le feu, l’air, l’eau le détruisent. Un billet de caisse n’a pas de cours dans tous les pays; il trahit son origine, il décèle le nom de son auteur, le nom de son porteur. Un billet de caisse après un certain temps perd une partie de sa valeur ou sa valeur entière. Les diamants, au contraire, sont la dure matière qui résiste à tout, et que tout homme connaît, apprécie, admire et achète, à Londres, à Berlin, à Madrid, au Brésil même. Tous comprennent un diamant, un diamant surtout de la taille et de l’eau qu’on trouve dans ceux-ci! Qu’ils sont beaux! Qu’ils sont admirables! Quel ensemble et quel détail! Chacun d’eux détaché vaut peut-être plus, proportions gardées, qu’ils ne valent tous ensemble!
«Mais à quoi vais-je penser, dit-elle, tout à coup; vite prenons le parti soit d’aller trouver le cardinal, soit de rendre le collier à Bœhmer, ainsi que m’en a chargé la reine.»
Elle se leva, tenant toujours dans sa main les diamants qui s’échauffaient et resplendissaient.
«Ils vont donc rentrer chez le froid bijoutier, qui les pèsera et les polira de sa brosse. Eux qui pouvaient briller sur le sein de Marie-Antoinette… Bœhmer se récriera d’abord, puis se rassurera en songeant qu’il a le bénéfice et conserve la marchandise. Ah! j’oubliais! dans quelle forme faut-il que je fasse rédiger le reçu du joaillier? C’est grave; oui, il y a dans cette rédaction beaucoup de diplomatie à faire. Il faut que l’écrit n’engage, ni Bœhmer, ni la reine, ni le cardinal, ni moi.
«Je ne rédigerai jamais seule un pareil acte. J’ai besoin d’un conseil.
«Le cardinal… Oh! non. Si le cardinal m’aimait plus ou s’il était plus riche et qu’il me donnât les diamants…»
Elle s’assit sur son sofa, les diamants roulés autour de sa main, la tête brûlante, pleine de pensées confuses et qui parfois l’épouvantaient et qu’elle repoussait avec une énergie fiévreuse.
Soudain son œil devint plus calme, plus fixe, plus arrêté sur une image de pensée uniforme; elle ne s’aperçut pas que les minutes passaient, que tout prenait en elle un aplomb désormais inébranlable; que pareille à ces nageurs qui ont posé le pied dans la vase des fleuves, chaque mouvement qu’elle faisait pour se dégager la plongeait plus avant. Une heure se passa dans cette muette et profonde contemplation d’un but mystérieux.
Après quoi elle se leva lentement, pâlie comme la prêtresse par l’inspiration, et sonna sa femme de chambre.
Il était deux heures du matin.
– Trouvez-moi un fiacre, dit-elle, ou une brouette s’il n’y a plus de voiture.
La servante trouva un fiacre qui dormait dans la vieille rue du Temple.
Madame de La Motte monta seule et renvoya sa camériste.
Dix minutes après, le fiacre s’arrêtait à la porte du pamphlétaire Réteau de Villette.
Chapitre 14
Le reçu de Bœhmer et la reconnaissance de la reine
Le résultat de cette visite nocturne faite au pamphlétaire Réteau de Villette apparut seulement le lendemain, et voici de quelle façon:
À sept heures du matin, madame de La Motte fit parvenir à la reine une lettre qui contenait le reçu des joailliers. Cette pièce importante était ainsi conçue:
«Nous soussignés, reconnaissons avoir repris en possession le collier de diamants primitivement vendu à la reine moyennant une somme de seize cent mille livres, les diamants n’ayant pas agréé à Sa Majesté, qui nous a dédommagés de nos démarches et de nos déboursés par l’abandon d’une somme de deux cent cinquante mille livres, versée en nos mains.
«Signé: BŒHMER ET BOSSANGE»
La reine, alors tranquille sur l’affaire qui l’avait tourmentée trop longtemps, enferma le reçu dans son chiffonnier et n’y pensa plus.
Mais, par une étrange contradiction, avec ce billet, les joailliers Bœhmer et Bossange reçurent deux jours après la visite du cardinal de Rohan, qui avait conservé, lui, quelques inquiétudes sur le paiement du premier solde convenu entre les vendeurs et la reine.