Mais quel scandale! quelle honte! Disparue quoique libre; en sûreté quoique proscrite; Jeanne n’est plus une femme de qualité, c’est une voleuse, une contumace, que la justice n’atteint pas, mais qu’elle désigne, que le fer du bourreau ne brûle pas, elle est trop loin, mais que l’opinion dévore et broie.
Non. Elle ne s’enfuira pas. Le comble de l’audace et le comble de l’habileté sont comme les deux sommets de l’Atlas, qui ressemblent aux jumeaux de la terre. L’un mène à l’autre; l’un vaut l’autre. Qui voit l’un, voit l’autre.
Jeanne résolut de payer d’audace et de rester. Elle résolut cela surtout quand elle eut entrevu la possibilité de créer, entre le cardinal et la reine, une solidarité de terreur pour le jour où l’un ou l’autre voudrait s’apercevoir qu’un vol avait été commis dans leur intimité.
Jeanne s’était demandé combien, en deux ans, rapporterait la faveur de la reine et l’amour du cardinal; elle avait évalué le revenu de ces deux bonheurs à cinq ou six cent mille livres, après lesquelles le dégoût, la disgrâce, l’abandon, viendraient faire expier la faveur, la vogue et l’engouement.
«Je gagne à mon plan sept à huit cent mille livres», se dit la comtesse.
On verra comment cette âme profonde fraya la route tortueuse qui devait aboutir à la honte pour elle, au désespoir pour les autres.
«Rester à Paris, résuma la comtesse, faire ferme en assistant à tout le jeu des deux acteurs; ne leur laisser jouer que le rôle utile à mes intérêts; choisir parmi les bons moments un moment favorable pour la fuite; que ce soit une commission donnée par la reine; que ce soit une véritable disgrâce qu’on saisirait au bond.
«Empêcher le cardinal de jamais communiquer avec Marie-Antoinette.
«Voilà surtout la difficulté, puisque monsieur de Rohan est amoureux, qu’il est prince, qu’il a droit d’entrer chez Sa Majesté plusieurs fois l’année, et que la reine, coquette, avide d’hommages, reconnaissante d’ailleurs envers le cardinal, ne se sauvera pas si on la recherche.
«Ce moyen de séparer les deux augustes personnages, les événements le fourniront. On aidera les événements.
«Rien ne serait aussi bon, aussi adroit que d’exciter chez la reine l’orgueil qui couronne la chasteté. Nul doute qu’une avance un peu vive du cardinal ne blesse la femme fine et susceptible. Les natures semblables à celles de la reine aiment les hommages, mais redoutent et repoussent les attaques.
«Oui, le moyen est infaillible. En conseillant à monsieur de Rohan de se déclarer librement, on opérera sur l’esprit de Marie-Antoinette un mouvement de dégoût, d’antipathie, qui éloignera pour jamais, non pas le prince de la princesse, mais l’homme de la femme, le mâle de la femelle. Par cette raison, l’on aura pris des armes contre le cardinal, dont on paralysera toutes les manœuvres au grand jour des hostilités.
«Soit. Mais encore une fois, si l’on rend le cardinal antipathique à la reine, on n’agit que sur le cardinal: on laisse rayonner la vertu de la reine, c’est-à-dire qu’on affranchit cette princesse, et qu’on lui donne cette liberté de langage qui facilite toute accusation et lui donne le poids de l’autorité.
«Ce qu’il faut, c’est une preuve contre monsieur de Rohan et contre la reine; c’est une épée à double tranchant qui blesse à droite et à gauche, qui blesse en sortant du fourreau, qui blesse en coupant le fourreau lui-même.
«Ce qu’il faut, c’est une accusation qui fasse pâlir la reine, qui fasse rougir le cardinal, qui, accréditée, lave de tout soupçon étranger Jeanne, confidente des deux principaux coupables. Ce qu’il faut, c’est une combinaison derrière laquelle, retranchée en temps et lieu, Jeanne puisse dire: Ne m’accusez pas ou je vous accuse, ne me perdez pas ou je vous perds. Laissez-moi la fortune, je vous laisserai l’honneur.
«Cela vaut qu’on le cherche, pensa la perfide comtesse, et je le chercherai. Mon temps m’est payé à partir d’aujourd’hui.»
En effet, madame de La Motte s’enfonça dans de bons coussins, s’approcha de sa fenêtre, brûlée par le doux soleil, et en présence de Dieu, avec le flambeau de Dieu, elle chercha.
Chapitre 15
La prisonnière
Pendant ces agitations de la comtesse, pendant sa rêverie, une scène d’un autre ordre se passait dans la rue Saint-Claude, en face de la maison habitée par Jeanne.
Monsieur de Cagliostro, on se le rappelle, avait logé dans l’ancien hôtel de Balsamo la fugitive Oliva, poursuivie par la police de monsieur de Crosne.
Mademoiselle Oliva, fort inquiète, avait accepté avec joie cette occasion de fuir à la fois la police et Beausire; elle vivait donc, retirée, cachée, tremblante, dans cette demeure mystérieuse, qui avait abrité tant de drames terribles, plus terribles, hélas! que l’aventure tragi-comique de mademoiselle Nicole Legay.
Cagliostro l’avait comblée de soins et de prévenances: il semblait doux à la jeune femme d’être protégée par ce grand seigneur, qui ne demandait rien, mais qui semblait espérer beaucoup.
Seulement qu’espérait-il? voilà ce que se demandait inutilement la recluse.