Quant à Monte-Cristo, le front penché, les bras inertes, écrasé sous le poids de vingt-quatre ans de souvenirs, il ne songeait ni à Albert, ni à Beauchamp, ni à Château-Renaud, ni à personne de ceux qui se trouvaient là: il songeait à cette courageuse femme qui était venue lui demander la vie de son fils, à qui il avait offert la sienne et qui venait de la sauver par l’aveu terrible d’un secret de famille, capable de tuer à jamais chez ce jeune homme le sentiment de la piété filiale.
«Toujours la Providence! murmura-t-il: ah! c’est d’aujourd’hui seulement que je suis bien certain d’être l’envoyé de Dieu!»
LXCI. La mère et le fils
Le comte de Monte-Cristo salua les cinq jeunes gens avec un sourire plein de mélancolie et de dignité, et remonta dans sa voiture avec Maximilien et Emmanuel.
Albert, Beauchamp et Château-Renaud restèrent seuls sur le champ de bataille.
Le jeune homme attacha sur ses deux témoins un regard qui, sans être timide, semblait pourtant leur demander leur avis sur ce qui venait de se passer.
«Ma foi! mon cher ami, dit Beauchamp le premier, soit qu’il eût plus de sensibilité, soit qu’il eût moins de dissimulation, permettez-moi de vous féliciter: voilà un dénouement bien inespéré à une bien désagréable affaire.»
Albert resta muet et concentré dans sa rêverie. Château-Renaud se contenta de battre sa botte avec sa canne flexible.
«Ne partons-nous pas? dit-il après ce silence embarrassant.
– Quand il vous plaira, répondit Beauchamp; laissez-moi seulement le temps de complimenter M. de Morcerf; il a fait preuve aujourd’hui d’une générosité si chevaleresque… si rare!
– Oh! oui, dit Château-Renaud.
– C’est magnifique, continua Beauchamp, de pouvoir conserver sur soi-même un empire aussi grand!
– Assurément: quant à moi, j’en eusse été incapable, dit Château-Renaud avec une froideur des plus significatives.
– Messieurs, interrompit Albert, je crois que vous n’avez pas compris qu’entre M. de Monte-Cristo et moi il s’est passé quelque chose de bien grave…
– Si fait, si fait, dit aussitôt Beauchamp, mais tous nos badauds ne seraient pas à portée de comprendre votre héroïsme, et, tôt ou tard, vous vous verriez forcé de le leur expliquer plus énergiquement qu’il ne convient à la santé de votre corps et à la durée de votre vie. Voulez-vous que je vous donne un conseil d’ami? Partez pour Naples, La Haye ou Saint-Pétersbourg, pays calmes, où l’on est plus intelligent du point d’honneur que chez nos cerveaux brûlés de Parisiens. Une fois là, faites pas mal de mouches au pistolet, et infiniment de contres de quarte et de contres de tierce; rendez-vous assez oublié pour revenir paisiblement en France dans quelques années, ou assez respectable, quant aux exercices académiques, pour conquérir votre tranquillité. N’est-ce pas, monsieur de Château-Renaud, que j’ai raison?
– C’est parfaitement mon avis, dit le gentilhomme. Rien n’appelle les duels sérieux comme un duel sans résultat.
– Merci, messieurs, répondit Albert avec un froid sourire; je suivrai votre conseil, non parce que vous me le donnez, mais parce que mon intention était de quitter la France. Je vous remercie également du service que vous m’avez rendu en me servant de témoins. Il est bien profondément gravé dans mon cœur, puisque, après les paroles que je viens d’entendre, je ne me souviens plus que de lui.»
Château-Renaud et Beauchamp se regardèrent. L’impression était la même sur tous deux, et l’accent avec lequel Morcerf venait de prononcer son remerciement était empreint d’une telle résolution, que la position fût devenue embarrassante pour tous si la conversation eût continué.
«Adieu, Albert», fit tout à coup Beauchamp en tendant négligemment la main au jeune homme, sans que celui-ci parût sortir de sa léthargie.
En effet, il ne répondit rien à l’offre de cette main.
«Adieu», dit à son tour Château-Renaud, gardant à la main gauche sa petite canne, et saluant de la main droite.
Les lèvres d’Albert murmurèrent à peine: «Adieu!» Son regard était plus explicite; il renfermait tout un poème de colères contenues, de fiers dédains, de généreuse indignation.
Lorsque ses deux témoins furent remontés en voiture, il garda quelque temps sa pose immobile et mélancolique; puis soudain, détachant son cheval du petit arbre autour duquel son domestique avait noué le bridon, il sauta légèrement en selle, et reprit au galop le chemin de Paris. Un quart d’heure après, il rentrait à l’hôtel de la rue du Helder.
En descendant de cheval, il lui sembla, derrière le rideau de la chambre à coucher du comte, apercevoir le visage pâle de son père; Albert détourna la tête avec un soupir et rentra dans son petit pavillon.
Arrivé là, il jeta un dernier regard sur toutes ces richesses qui lui avaient fait la vie si douce et si heureuse depuis son enfance; il regarda encore une fois ces tableaux, dont les figures semblaient lui sourire, et dont les paysages parurent s’animer de vivantes couleurs.