— Un carreau à une fenêtre. Il faut savoir découper la vitre aux dimensions, la mastiquer etc… Bref, ça n'est pas à la portée de n'importe qui.
Magnan fait avec la bouche un petit bruit que d'autres font autrement.
— Non, je n'ai pas de vitriers dans mon équipe…
— Dommage !
— On ne peut pas savoir tout faire, proteste le Rouquin.
Je raccroche. C'est alors que le Révérend Pinaud tourne vers moi sa figure de constipé résigné.
— Si ça peut te dépanner, fait-il, je sais poser des carreaux, San-A.
— Vraiment ?
— Dans mon jeune âge, j'ai travaillé dans une entreprise de peinture et j'ai appris à manier le diamant.
—
— Minute ! s'insurge le Gros. Je suis z'en train d'administrer une ramonée mémoriale à ce Monsieur et je veux pas qu'il prenne la tangente avant que j'y aie fait toucher les deux épaules.
— Le service commande, Béru !
Dans un mouvement de mauvaise humeur, le Gros envoie ses brêmes au travers de la pièce.
— Au plus que ça va, au plus que j'en ai marre de ce métier ! décrète-t-il. Si on ne peut pas avoir dix minutes de tranquillité, c'est la fin de tout !
Pinuche en vitrier, c'est un spectacle à ne pas manquer. Lorsque vos enfants s'ennuient le dimanche après-midi, passez un coup de grelot au débris qui se fera un plaisir de leur exécuter son numéro.
Vêtu d'une veste bleue, coiffé d'une casquette de camionneur américain à longue visière, son éternel mégot jaune collé à la lèvre, Pinuche coltine allégrement le chevalet supportant des vitres d'inégales dimensions. Il tourne le coin de la rue et se dirige vers le Consulat Général d'Alabanie, nanti de mes instructions. Je compte énormément sur son air gâteux pour enlever le morcif. Il doit se présenter chez le consul en prétendant qu'il a été demandé par téléphone. Il se peut qu'on l'envoie chez Plumeau. Mais il se peut aussi qu'un larbin sans défiance le drive jusqu'à la pièce aux volets fermagas. Dans cette hypothèse, le Révérend devra remplacer le carreau brisé tout en inspectant sérieusement — et discrètement — les lieux.
Au volant de notre chignole stoppée à bonne distance, nous attendons, Sa Majesté et moi, la suite des événements.
Le Gros a cessé de rouscailler et contemple avec attendrissement la silhouette chétive de son compagnon.
— Pinuche, murmure-t-il, c'est pas le mauvais type. Ce qu'il a, c'est qu'il a pas beaucoup d'énergie.
Le personnage ainsi jugé disparaît dans l'immeuble du consulat.
— Tu crois que tes lascars vont se gaffer d'un coup fourré ? demande l'enflure.
— Je ne saurais te répondre, soupiré-je. Dans cette affaire j'avance à tâtons. Nous n'avons que des suppositions. Tout cela est tellement fumeux. Et puis, travailler dans le corps diplomatique, c'est délicat.
Un moment s'écoule. Béru sort de sa poche une demi-saucisse qu'il se met à mastiquer délicatement.
— C'est le reste de ma choucroute de midi, explique-t-il. Elle était si tellement copieuse que j'ai seulement pas pu la finir.
Je lui virgule un coup de coude. Les volets viennent de s'ouvrir à l'étage du consulat.
— On dirait qu'il a gagné le canard, rigole Béru.
Effectivement, Pinaud apparaît dans l'encadrement de la fenêtre. De loin, je le vois briser le vieux mastic avec un petit marteau à tête pointue afin de dégager les bords du cadre. Il travaille avec application, le bon Chpountz. Juché sur une chaise, il joue les piverts. Le bruit de ses coups de marteau parvient jusqu'à nous malgré le brouhaha, de la circulation.
Lorsqu'il a préparé son cadre, Pinuche descend de son perchoir afin de tailler la vitre. Il disparaît de notre champ visuel. Comme c'est long d'attendre ! J'espère que le cher détritus emploie bien son temps. Un peu baderne, bien sûr, le Pinuchet, mais il a l'œil de faucon lorsqu'il le faut. Rien ne lui échappe sinon quelques borborygmes.
Un temps assez longuet s'écoule. Le voici qui regrimpe sur sa chaise, un carreau neuf entre les doigts. Il se penche pour l'appliquer dans le cadre de la fenêtre, mais à cet instant le digne homme perd l'équilibre. Il lâche sa vitre qui se fracasse, bat l'air de ses bras et bascule par-dessus la barre d'appui. Béru et moi poussons un même cri de détresse, d'impuissance et de désespoir. Trois étages en chute libre avec ouverture retardée, il faut se les faire. Adieu, Pinaud ! Le pauvre chou tournoie lamentablement. Dans la rue le populo pousse des cris d'or frais. Je ferme les yeux. Je refuse l'inévitable. Je veux m'abstraire, me séparer de cette cruelle réalité, ne pas voir mourir Pinaud, ne pas entendre le bruit abominable de son écrasement sur le trottoir.