— D'accord, gars, c'est de la mise en scène. Mais comment qu'ils ont fait passer le Pinuche par-dessus bord puisque le domestique se trouvait à deux mètres de lui ?
— La chaise se trouvait sur un tapis et le domestique n'a eu qu'à tirer les bords de ce dernier. Ou bien un second personnage s'est amené en douce par derrière… Les possibilités ne manquent pas.
— Et à ton avis, pourquoi qu'ils ont voulu effacer le père Pinaud ?
— Parce que personne au consulat n'ayant demandé de vitrier, son arrivée a paru plus que suspecte.
Mon explication ne satisfait pas entièrement le Mastar.
— C'était tout de même pas une solution. En le butant, ils ne faisaient que compliquer les choses, réfléchis. Ça renforçait nos soupçons et ça donnait un prétexte officiel à la police pour visiter les lieux.
L'argument me frappe. C'est pas tellement gland ce que dit le Gravos, bien que ce soit lui qui le dise. Après tout, qu'est-ce qu'ils risquaient en laissant remplacer le carreau, ces braves gens ? Beaucoup moins qu'en retuant. Ce calcul de singe me déroute.
— T'es chargé, Gros ?
— J'ai ma poinçonneuse à bidoche, oui. Biscote ?
— Tu vas aller faire un tour officiellement au consulat.
— D'accord. Qu'est-ce que j'y dirai aux Alabaniens ?
— Que tu es flic et chargé d'un complément d'enquête car le vitrier a repris connaissance et déclare qu'on l'a poussé. Tu verras bien comment ils réagiront…
Le Gros se marre.
— D'ac.
— T'as pas le traczir, non ?
Du coup il se fâche, tout violet.
— Dis, San-A, tu m'as déjà vu avoir les flubes ? Laisse-moi seulement usiner et je te prie de croire qu'ils vont m'en raconter de quoi remplir la première page du Parisien Libéré !
— Mollo tout de même, hein, Béru ?
— J'ai du doigté, toutes les dames t'en causeront.
— Et surtout ne leur fais pas d'allusion à la mitraillade fantôme !
— Mais, ma parole, tu me prends pour une patate ! s'indigne le Valeureux. Je te dis que je connais mon métier ; depuis le temps, t'aurais tout de même pu t'en apercevoir !
CHAPITRE V
— Je ne vous dérange pas, monsieur Morpion ?
Je crois que c'est la première fois que j'appelle le Prof par son sobriquet (à molette). Je me mords les lèvres, mais Maupuy ne sourcille pas. Il a l'habitude. N'est-ce pas ainsi, d'ailleurs, qu'il s'est rappelé à mon bon souvenir ce matin ?
— Pas le moins du monde, mon jeune ami.
— Vous étiez chez vous lorsque le vitrier…
— Oui, mais hélas je ne me trouvais pas à ma fenêtre. J'ai entendu un choc sourd, des cris et une rumeur de foule. Quand je me suis précipité, il était trop tard…
— Je vais vous redemander vos jumelles ; le spectacle continue en face ; on fait matinée et soirée…l'idée ne vous viendrait pas de vous faire un cataplasme avec du Banania ?
Et sur cet argument assez péremptoire, je cours rejoindre le Gros.
C'est un Béru plus pensif qu'une statue de Bouddha que je découvre, affalé dans la bagnole. Son nez violacé ressemble à une fraise oubliée dans un Comice agricole après qu'elle eut obtenu le premier prix.
— T'as pas l'air content, Béru ? souligné-je de but en blanc.
— J'y suis pas, rétorque-t-il de but en noir.
— A cause de quoi ?
— A cause d'à cause !
La pertinence, la concision, la puissance évocatrice de sa réponse n'échapperont à personne. Quant à moi, elle m'éblouit.
— Tu es en pleine possession de ta langue, Béru, admiré-je. Pas une de ses subtilités, pas une de ses nuances ne t'échappent. Tu la manies comme un manchot manie une raquette de tennis. C'est l'accomplissement suprême d'une civilisation qui s'exprime par ton groin. La démarche de la pensée française a, grâce à toi, une vigueur encore jamais égalée.
Comme je voudrais pouvoir célébrer ta hardiesse verbale en composant une ode à ta gloire. Que n'ai-je le dixième de tes facilités pour glorifier les neuf dixièmes qui te resteraient !
Ça le saoule un peu, Béru. Son front aussi étroit qu'un ruban de machine à écrire s'étrécit encore. Son œil sanguinolent s'ensanglante davantage.
— T'estimes que c'est le moment de débloquer, moi je veux bien, fulmine le Mastar. A ce petit que je crains personne.
Je me soumets sans combattre.
— Alors, Grosse Pomme ? Cette visite consulaire ?
— Consulaire toi-même ! Je me suis laissé fabriquer, gars. Ces macaques m'ont vendu une salade du diable. Ce qu'ils sont fortiches ! Hou la la, ce qu'ils sont fortiches !
— Exprime…
— Pour commencer, ils m'ont dit qu'ils n'avaient jamais appelé de vitrier, c'est costaud, non ?
J'apprécie.
— Pas mal, en effet.
— Deuzio, ils m'ont expliqué que Pinaud était monté sur une chaise de cuisine pour préparer la pose du carreau. Ensuite il est descendu afin de découper la vitre et en remontant pour la poser il s'est gouré et a pris une autre chaise qui se trouvait à promiscuité. Cette explication répond à nos objections. Quand je te causais qu'ils sont forts !
— Tu as dit que le vitrier prétend qu'on l'a poussé ?
— Tu parles !
— Qu'ont-ils répondu ?