— On est libres, non? Je veux voir comment il s'appelle. »
Ils apercevaient l'inscription peinte à la proue mais étaient encore trop loin pour la déchiffrer, bien qu'ils fussent déjà écrasés par la masse du yacht, blanche et bleutée.
« Qu'est-ce que vous voulez? »
D'instinct, ils arrêtèrent de pédaler. La voix venue du pont, très haut au-dessus de leur tête, les avait cloués sur place. Voulant crâner devant sa petite amie, le garçon lança avec superbe :
« Qu'est-ce que ça peut vous faire? »
Le marin répondit :
« Foutez le camp!
— Rentrons! » dit la fille.
Le garçon hurla :
« La mer est à tout le monde, non! »
Sur le pont, il y eut un rapide conciliabule. Trois marins se détachèrent, dévalèrent l'échelle de coupée et sautèrent dans un christ-craft amarré contre la coque. Il y eut le bruit du moteur qu'on lançait. Le hors-bord se détacha de l'ombre et se dirigea à petite vitesse vers le pédalo. La fille répéta :
« Viens! Allons-nous-en! »
Le garçon eut un rire forcé :
« Tu t'imagines qu'ils vont nous couler, peut-être!
— Rentrons, viens! »
Quand le hors-bord fut à cinq mètres d'eux, un des marins qui était à l'arrière leur jeta avec une expression amusée :
« Tu as raison, mon gars! La mer est à tout le monde. »
A l'instant même, l'avant de la coque effilée jaillit de l'eau sous l'effet d'une accélération prodigieuse, la proue laissant échapper un énorme sillage d'écume qui labourait la mer. Le christ-craft vira à toute allure et fonça droit sur l'engin ridicule. Le garçon saisit la fille, qui hurlait, à bras-le-corps et se jeta à l'eau avec elle en un réflexe désespéré. Avec légèreté, le hors-bord fit un écart à la dernière seconde, repartit vers le large, fit un virage et piqua à nouveau sur les naufragés, qui entendirent les hurlements de joie des marins auxquels se joignaient ceux de l'équipage resté à bord. Pendant une minute, le hors-bord traça autour du pédalo des cercles concentriques. Accroché aux flotteurs, le garçon serrait les dents, impuissant, soutenant toujours sa compagne en larmes. Une fois encore, il entendit, crié d'un ton moqueur :
« Tu vois, la-mer est à tout le monde! »
La vedette s'éloigna. Le garçon tendit le poing :
« Salauds! »
D'autres rires lui répondirent. A bord du christ-craft, l'un des hommes dit à celui qui tenait la barre :
« Remontons! Si ce cornichon allait porter le pet et que S.S. l'apprenne, ça chaufferait pour nous! »
Philosophe, l'autre lui répliqua :
« Qu'il aille se faire voir! On s'emmerde tellement sur ce rafiot!… »
Wanda jouait à ne pas se voir dans l'unique miroir de l'appartement qu'elle n'avait pas encore cassé, celui de la salle de bain. C'était un jeu étrange : Wanda passait devant le miroir en sautillant, de profil, essayant d'accrocher son image sans détourner la tête, en un dixième de seconde, fermant précipitamment les yeux quand la vision d'elle-même qu'ils captaient risquait de devenir trop précise. Parfois, elle l'abordait de dos, exécutant une pirouette rapide pour se retrouver face à lui, mais si brièvement qu'elle ne pouvait voir qu'une vague forme blanche, rendue plus floue encore par la vitesse de son mouvement.
Après plusieurs tours de cet épuisant manège, elle serra les poings, se mordit les lèvres et voulut s'obliger à s'immobiliser pour oser se regarder une bonne fois : impossible, c'était plus fort qu'elle, elle ne pouvait pas.
A pas lourds, elle retourna dans la chambre et s'affaissa sur le lit en sanglotant, frappant de ses deux poings fermés le matelas et les oreillers, dans une rage mêlée de larmes, de gémissements, d'injures et de phrases sans suite. Elle n'avait sur elle qu'un grand peignoir blanc, frappé sur le devant de la lettre « P », initiale du nom du bateau, le