— Oui, monsieur Fust. Il faut du temps. Mais moins que vous ne pensez. Je veux avoir vos premiers projets sous huitaine. Je veux que les travaux commencent le neuvième. Je veux que les équipes se relaient nuit et jour…
— Monsieur Satrapoulos…
— Je veux que les pièces soient usinées à peine sorties de vos cartons à dessin.
— Mais… Mais… bredouilla Fust… Ce n'est pas possible… Nous avons un planning… Nous ne pouvons… D'autres clients…
— Pour commencer, je vous ouvre un crédit de six millions de dollars… Quoi?… Quels clients? »
Écrasé par le chiffre, Fust baissait la tête. Quel chantier naval pouvait se permettre de refuser une commande de six millions de dollars alors que les Danois et les Japonais cassaient les marchés et raflaient les affaires?
« Monsieur Satrapoulos…
— C'est oui ou c'est non? »
Fust baissa les bras et, des yeux, demanda secours à son brain-trust : pas un de ces traîtres n'osait le regarder en face…
« Eh bien, on va faire notre possible… Mes collaborateurs et moi…
— Je ne vous demande pas de faire votre possible. Je vous demande l'impossible. Je veux une réponse claire : oui ou non? »
Fust déglutit péniblement. Un « oui » mourant vint expirer sur ses lèvres. Il voulut rire mais ne réussit qu'à tirer une pauvre grimace de son visage contracté…
« Permettez-moi seulement… On ne construit pas un bâtiment semblable en partant de l'idée d'une piscine… »
Il émit un gloussement timide qui tomba à plat dans une parfaite absence d'écho.
Le Grec le regarda sévèrement :
« Si monsieur! Ce bateau-là, vous le construirez autour de la piscine… »
Il se pencha vers Fust, confidentiel, et lui chuchota à l'oreille :
« Vous vous y connaissez en peinture?
— Moi?… s'étonna Fust avec une expression égarée.
— Dénichez-moi quelqu'un qui soit capable d'acheter des tableaux sans se faire rouler. Pour commencer, j'en veux pour deux millions de dollars… Quelque chose de gai, de vif… Je peux compter sur vous?… »
Il reprit pour les hommes du brain-trust :
« Eh bien, messieurs, tout semble réglé! Dans soixante minutes, je dois décoller de Hambourg. Je m'en accorde trente pour répondre à vos questions. Je vous écoute! »
Le plus jeune des ingénieurs ouvrit le feu sur un ton passionné :
« J'ai une idée! On pourrait peut-être faire… »
Ce qui était marrant chez Épaphos, c'est que tout le monde pouvait y rencontrer n'importe qui. En outre, n'importe quoi pouvait y arriver. De simples matelots y côtoyaient des princes authentiques, la jet-society de passage à Athènes s'y encanaillait avec des travestis. Un soir de folie, on y avait même vu un très haut fonctionnaire dansant un slow
En ouvrant la porte de la boîte, le Grec s'adressa à Céyx sur un ton courroucé :
« Qu'est-ce que tu as à me suivre?… Va m'attendre ailleurs.
— Bien, monsieur. »
Déjà, « Papa » propulsait sa masse tonnelée vers Socrate :
« Mon frère!… » hurla-t-il.
S.S. ouvrit les bras, se sentit soulevé et emporté dans trois tours de valse… L'orchestre s'arrêta net au milieu d'une mesure et attaqua le sirtaki qui saluait toujours l'arrivée du Grec :
La salle se mit à fredonner à l'unisson :
« Tournée générale! » dit le Grec.
« Papa » le conduisit à une table dont il éjecta les occupants, un couple anonyme. Chez « Papa », les anonymes, par définition, laissaient la place à ceux qui avaient un nom. De bonne grâce. D'abord parce qu'ils n'avaient pas le choix, ensuite parce que, leur jour venu, ils bénéficieraient du même privilège.
« Que boiras-tu, mon frère?
— Chivas.
— Holà! Du Chivas!… »
La boîte n'était pas grande. Tout s'y passait comme sur un forum à l'antique, en gueulant. De simples chaises paillées, des tables de bois non recouvertes, des bougies, un long bar fait de la proue d'un navire du temps de la marine à voile, des tonneaux contre les murs crépis à la chaux, la vraie taverne.
« Alors « Papa », les affaires?
— Tu vois!… Tu es seul?
— Tu vois…