Pendant le trajet, il ne prononça pas un mot. A l'arrivée, il demanda de l'argent à son maître d'hôtel pour régler la course. Céyx paya le chauffeur d'un billet et refusa la monnaie qu'il voulait lui rendre. Le Grec s'en aperçut :
« Tu es fou de laisser un pourboire pareil? Tu ne seras jamais riche. »
Céyx courut réveiller Jeff qui s'était assoupi dans la salle de repos des pilotes, sa petite amie n'étant pas à la maison, il avait préféré dormir plutôt qu'en chercher une autre.
« Le patron est là?
— Oui.
— Il a fait la foire?
— Tout cassé chez « Papa ».
— Alors c'est la forme!
— Sais pas. Il n'a ouvert la bouche que pour me demander de payer son taxi.
— T'en fais pas, tu récupéreras.
— Tu parles! Avec un radin pareil… Gaffe, le voilà! »
Le Grec les attendait, les mains dans le dos.
« On repart, monsieur?… s'enquit Jeff.
— On rentre à Nice.
— Il faut qu'on s'arrête une minute à Rome. J'ai un truc qui chauffe.
— Tu pouvais pas voir ça avant? Je suis pressé moi! »
Effectivement, Socrate venait d'accoucher d'une idée dont la réalisation exigeait une action immédiate.
Avec Lena, c'est fini, je peux plus. Les autres me fatiguent dès que je les ai possédées. Oui, mais je ne peux pas m'en passer… Qu'est-ce que je veux exactement? L'idéal, c'est d'avoir une femme à la maison, une qu'on aime, et de sauter toutes les autres… Mais celle qu'on aime ne veut pas qu'on en saute d'autres… Le faire quand même. Elle aura de la peine… A cause de moi. Et alors? Est-ce ma faute? Mais si c'est elle qui va avec un autre homme? Les salopes!… Je suis incapable de vivre seul. Je suis incapable de vivre à deux. Qu'est-ce qu'il faut faire? Vivre à trois? Tout ça n'est pas facile… Comment font les autres? Ils doivent se poser les mêmes questions que moi… Pourtant, personne n'en parle jamais. Et les enfants dans tout ce micmac?… Si je vis officiellement avec la Menelas, est-ce qu'ils vont être malheureux? C'est sacré le bonheur des enfants! L'enfance, faut pas y toucher! Oui, mais quand ils sont grands, ils se foutent bien de vous! Je l'ai bien fait, moi, avec ma mère… Elle n'avait qu'à m'aimer davantage! Peut-être m'aimait-elle? Mes enfants savent-ils que je les aime? Comment pourraient-ils le savoir? A quoi pourraient-ils le voir, je ne le leur dis jamais? Et d'abord, est-ce que je les aime?… Et son mari, comment réagira-t-il?… Je l'emmerde! Il n'a qu'à la défendre s'il veut la garder! En tout cas, on verra bien s'il est capable de m'empêcher de la prendre! Elle ne m'a jamais rien dit, mais je suis sûr qu'elle est d'accord… Après tout, je vis pour moi, pas pour les autres! Je vais l'épouser! Sinon, à quoi me servirait mon argent?… Je n'ai pas le droit d'être heureux, moi, comme tout le monde?…
Ainsi pensait le Grec au moment où les roues de son avion prenaient contact avec la piste de l'aéroport de Nice. Chose curieuse, il n'avait pas fermé l'œil depuis vingt-quatre heures et ne se sentait pas du tout fatigué. Une fois, quand il avait dix-sept ans, il avait passé cinq jours et cinq nuits sans se coucher. Pourtant, avec les gains de cette partie de poker, il avait eu à peine de quoi s'acheter un costume. Aujourd'hui, à cinquante-deux ans, il aurait pu être le grand-père de cet adolescent rusé qu'il avait été. Mais aller enlever la femme de sa vie vous donne un sacré coup de jeune!
Quand elle entendit le bruit de la clef dans la serrure, Lena se précipita. Marc ouvrit la porte. Elle n'attendit même pas qu'il la referme. Elle lui sauta au cou et le serra dans ses bras avec passion :
« Oh! mon amour!… Pour la vie, tous les deux!… C'est fait!… Je suis libre! »
Cueilli à froid, Marc essayait de se dégager refusant d'assimiler ce que ses oreilles venaient d'entendre. D'un coup de pied, il referma la porte. Elle claqua comme un cadenas. Le piège. Son cœur tournait à six mille tours, mais il était incapable de parler. Les idées semblaient le fuir, les mots devenaient flasques dans son cerveau.
« Je l'ai plaqué! C'est fini!… Nous allons vivre ensemble! »
Peu à peu s'infiltrait en lui l'horreur du désastre…
« Tu es heureux?… Tu ne dis rien?…
Il réussit à articuler d'une voix lugubre :
« C'est formidable, ma chérie, formidable… Je… Je suis assommé…
— Dès que tu auras divorcé, nous nous installerons au Champ-de-Mars… D'ailleurs, c'est inutile d'attendre… Parle-lui ce soir, dis-lui que tu reprends ta liberté! Tu m'aimes? »
Il contint une nausée. La panique le disputait à la révolte…
« Oui… Oui… je t'aime…
— Marc! Mon Marc!… Tu réalises?… Je ne te quitterai plus! Quand tu tourneras un film, je t'attendrai dans le studio!… Oh! Marc!… Je n'arrive pas à y croire!… »
Il y croyait encore moins… Il fallait absolument qu'il fasse quelque chose, qu'il l'arrête, qu'elle descende de son nuage… En outre, il n'était passé qu'en coup de vent. Belle l'attendait. Elle était nerveuse ces jours-ci. Si jamais elle apprenait!… Si Lena lui téléphonait!…
« Écoute, Lena…