— Oh! ça va! Vous le savez aussi bien que moi! »
Malheureusement, Hankie voulut pousser le jeu plus loin :
« Oui, mais je veux que tu me l'expliques! »
Achille la dévisagea avec l'air d'un adulte à qui on a posé une question idiote :
« C'est des mecs qui s'enculent, quoi… »
22
Lena avait envie de se boucher les oreilles, sensation qu'elle n'avait plus connue depuis le temps où, petite fille, elle s'était cachée la tête sous son oreiller pour ne pas entendre les bruits qui provenaient de la chambre de ses parents, bruits abominables pour ses douze ans et qu'en aucun cas elle n'aurait voulu identifier. Elle essaya de se raisonner, de se dire que ces mystères n'en étaient plus pour elle, et depuis longtemps, mais rien n'y fit. Elle se tourna sur le côté, collée littéralement au mur, le plus loin possible des autres dont elle entendait le halètement : on faisait l'amour sous son nez, dans le même lit! En fait, il ne s'agissait pas d'un lit à proprement parler, mais d'une immense couche, litière continue dans le sens de la largeur, faite de vieux matelas posés à même le sol. Le seul lit de la ferme était une cage antique aux montants en fer noir, dans lequel reposaient deux enfants, un garçon de deux ans, une fille de dix-huit mois.
« A qui sont-ils? » avait demandé Lena au cours du dîner. Les autres s'étaient regardés en souriant et Melina, non sans méchanceté, s'était faite l'interprète de tous :
« Je peux te donner le nom de leur mère. Quant aux papas, disons que c'est l'un de ces voyous. Mais lequel? »
Se tournant vers les garçons :
« Vous le savez, vous? »
Devant leur silence amusé :
« Tu vois, ils n'en savent rien. Disons qu'ils sont à nous tous. Après tout, nous vivons en communauté. »
Pendant le dîner, chacun, à tour de rôle, avait servi les autres. Dans la conversation, il avait été question d'art, de la pluie, de beau temps, des saisons, et du nombre de kilos de pain qu'il faudrait aller chercher le lendemain au village. Deux des trois filles avaient les seins nus. Melina était l'une d'elles. On aurait dit qu'elle faisait tout pour choquer sa sœur, provoquer en elle des réactions de colère, de révolte ou de violence. Mais Lena ne bronchait pas, ahurie par ce qu'elle voyait, si lointain d'elle qu'elle n'aurait pas été plus étonnée si elle avait passé une soirée chez des Martiens. Après le dîner, ils s'étaient affalés sur le « lit » collectif, allumant des cigarettes :
« Tu en veux? C'est de l'herbe. »
Bravement, Lena avait fumé sa première cigarette de marihuana, en avait tiré quelques bouffées maladroites, attendant en vain que les fameux paradis qu'on lui avait tant vantés s'ouvrent à elle. Mais rien ne s'était passé, tout au plus s'était-elle senti la tête, un peu plus lourde, sans même avoir la certitude que cela ne venait pas du vin rosé qu'elle avait bu. Julien avait gratté sa guitare, s'amusant un instant à rythmer en contre-chant les pleurs d'un enfant qui s'était éveillé. Outre Julien et Fast, il y avait Éric, un Hollandais qui soufflait dans une flûte, et Alain, un Français. L'une des filles s'appelait « Squaw », sans autre précision, peut-être à cause de ses immenses yeux verts et de ses cheveux noir corbeau, coiffés en nattes. D'après ce que Lena avait cru comprendre — elle avait soigneusement évité de poser des questions pour se soustraire à l'agressivité de Melina — « Squaw » était sculpteur. L'autre fille se nommait « Zize » : ronde, boulotte, ouverte et de bonne humeur, elle semblait satisfaite de son sort, toujours levée la première avant que Squaw ait eu le temps d'étirer sa longue carcasse souple, ou que Melina eût daigné s'apercevoir qu'il manquait quelque chose sur la table. Apparemment, il n'y avait aucun couple stable dans ce groupe, chacun suivant la fantaisie du moment pour le choix de sa partenaire. Bien que Lena, a deux ou trois reprises, ait saisi le regard de sa sœur, plus incisif brusquement, lorsque Fast, paisiblement, tapotait les fesses de Squaw ou de Zize. A un moment, Alain s'était levé et avait offert une fleur des champs à Melina, qui l'avait acceptée avec un air de triomphe. Puis, Alain l'avait embrassée gentiment, sur la bouche. Melina avait dit à Lena :
D'instinct, Lena avait su que sa sœur mentait, qu'elle lui jouait une comédie, et qu'elle-même jouait à être quelqu'un ou quelque chose :
Elle lui avait lancé :
« Tu vois, ici, on partage tout. Les emmerdements, le bonheur, la nourriture, l'eau et les hommes, enfin, tout ce qui est essentiel. »
Puis, regardant Squaw et Zize :
« Côté amour, on n'a pas à se plaindre, non? »
A Lena :