— Tu parles! Tu marcheras pendant trois heures dans l'obscurité! Et même s'il faisait jour, as-tu déjà marché trois heures d'affilée dans ta vie? »
Lena ne s'en souvenait pas. Brusquement, elle fut prisé d'un sentiment de panique devant l'hostilité de sa sœur. Simultanément, une idée germait dans le cerveau de Melina : on allait voir comment se comportait une petite-bourgeoise égoïste et gâtée dans une situation imprévisible. Elle se fit tout sourire et tout miel :
« Après tout, ce n'est pas parce que nous ne sommes pas d'accord sur une éthique de vie que tu dois prendre tes jambes à ton cou. Passe la nuit ici, avec nous, tu n'en mourras pas. Évidemment, ce n'est pas Buckingham, mais tu verras, on s'y fait! Demain, je t'accompagnerai jusqu'à la route et nous ferons du stop. D'accord? »
Lena, visiblement hésitante, finit par lui répondre :
« Je crois que je n'ai pas le choix…
— Oh! dis! Fais pas ta bêcheuse! Allez, viens, on rentre! Les autres vont s'inquiéter! »
Elle lui tourna le dos, pour qu'elle ne voie pas son expression de triomphe, et s'éloigna à pas vifs vers la ferme : la douce, la prude, la conventionnelle Lena n'oublierait pas de sitôt sa nuit campagnarde! Quelques pas en arrière, sourdement inquiète, Lena la suivait.
Il était dix-sept heures trente lorsque la sonnerie du téléphone éclata, incongrue, presque indécente à l'instant sacré du thé, sous le haut plafond de salon d'apparat du château de Sunderland. Mortimer tournait sa cuillère dans sa tasse pour y faire fondre le sucre — deux, toujours deux — et la duchesse mère parcourait le
« C'est pour vous. »
Mortimer s'en empara, pendant que sa mère feignait de se replonger dans sa lecture. Il écouta quelques secondes, puis :
« Quel nom dites-vous?… bien qu'il eût parfaitement compris que sa correspondante était Irène Kallenberg (il ne se résignait pas à admettre que cette créature fût sa belle-sœur)… Oh! oui, suis-je stupide! Mes hommages, chère madame… »
La duchesse lorgnait son fils du coin de l'œil, tentant de deviner ce qui pouvait ainsi lui faire changer de visage…
« Non, articula-t-il, elle n'est pas ici… »
Il prêta l'oreille un long moment encore, hocha la tête et conclut :
« Je vous remercie, madame. Je vais aviser. Mère, Satrapoulos (encore un nom qui lui écorchait la bouche)!… l'ancien mari de Lena… vient de mourir. Irène, la sœur de Lena, croyait qu'elle était avec nous. Elle ne sait où la rejoindre pour la prévenir et savoir où se trouvent ses enfants. Mère, que dois-je faire? »
La duchesse sentit monter en elle, en une vague douce, le miel du triomphe :
« Mortimer, vous ai-je assez répété que j'étais contre ce mariage!… »
Le duc leva le sourcil :
« Je vous prie de m'excuser, mais je ne vois pas le rapport. »
Maman pointa un doigt accusateur :
« Le voici : lorsqu'on épouse une divorcée en dehors des lois de l'Église, il faut s'attendre à payer sa dette. »
Mortimer haussa vaguement les épaules, ce qui était chez lui le signe d'une révolte intense. Elle poursuivit :
« Mortimer, quel âge avez-vous?
— Quarante-cinq ans, mère… enfin… pas tout à fait.
— Eh bien, vous êtes un homme, que je sache. Conduisez-vous donc en homme. Sortez-vous tout seul de ce pot de mélasse! »
Avec une résignation de coupable, Mortimer se tassa légèrement sur son siège.
N'eût-il été duc de Sunderland, il eût passé pour un dindon. Il en avait la solennité, les petits yeux perchés sous des paupières lourdes, les longues jambes rectilignes, disproportionnées avec la brièveté de son torse calé complètement sur le confortable arrondi de la panse patricienne. Les épaules bizarrement étroites semblaient se prolonger par la colonne du cou en une ligne souple dessinée par Modigliani un jour d'ivresse totale. Couronnant ce corps en forme de point d'exclamation inversé, une tête réduite de bombyx microcéphale à l'expression perpétuellement étonnée. Un domestique sans éducation qu'il avait renvoyé lui avait lancé, en guise d'adieu vengeur :
« Il te manque plus qu'une plume dans le cul pour que tu te mettes à glousser! »