Une fois pour toutes, Médée Mikolofides avait décidé qu'il valait mieux qu'on la croie originale que folle, droguée ou pervertie. Les rôles étant distribués, elle mit un point d'honneur à tenir son emploi jusqu'au bout. Quand sa mère l'avait envoyée à l'université, elle avait fait une fugue avec un traîne-patins rencontré dans les toilettes de l'aéroport. Elle avait de l'argent pour deux, il possédait de la fantaisie pour quatre. La belle vie dura quinze jours. Quand elle eut dépensé son dernier sou, il perdit tout son sens de l'humour : retour de l'enfant prodigue. On efface tout et on recommence… Par à-coups, maman Médée lui présentait sournoisement des partis, qui lui faisaient une cour romantique alors qu'ils n'auraient eu qu'à lui saisir les seins à pleines mains pour qu'elle dise oui. Les crétins! Leur voiture de sport, leurs cravates, leur niveau intellectuel, leur couardise! Comme elle les haïssait, ces personnages qui avaient l'agrément de sa famille! Lourds, gras, dodus, tirés à quatre épingles, parlant pour ne rien dire, c'est-à-dire d'eux-mêmes, angoissés en mal de statut, cuistres doctes et solennels, ennuyeux comme la mort… En témoin impassible, elle avait assisté avec dédain aux minables histoires conjugales de ses sœurs, piégées par d'horribles cannibales. Circonstances atténuantes : à ses yeux, Irène était une détraquée et Lena aussi insignifiante que belle. Maintenant qu'elle était sûre d'avoir échappé à leur sort, elle se demandait si elle n'était pas tombée de Charybde en Scylla. A vingt ans, elle ne doutait pas que les
Elle avait dû déchanter… Désormais elle avait un flair infaillible pour déceler, parmi ses compagnons de route, les futurs ratés, ceux qui croyaient qu'il suffit de boire pour avoir du talent, puisque certains génies sont alcooliques. Logique de pochards, de camés…
Malheureusement, elle était trop orgueilleuse pour faire machine arrière après avoir rompu tant de ponts. Mieux valait faire semblant de croire à son aventure, à l'amour collectif, aux vastes théories philosophiques et aux bienfaits du régime végétarien. Prisonnière d'un anti-système — qui n'était que le reflet du système inversé en son contraire — elle sentait parfois que sa plus grande victoire serait d'oser s'avouer sa défaite. Mais toujours, quelque chose, au dernier moment, l'en empêchait. Ah! s'il n'y avait eu Fast, il y a longtemps qu'elle aurait foutu le camp de cette ferme pourrie!
Brusquement, elle se sentit seule, aigrie, incomprise. Elle se surprit à murmurer : « Toi, ma vieille tu files un mauvais coton… » Elle écrasa son mégot sur de la mousse sèche, chargea son sac de brindilles sur l'épaule et reprit le chemin de la grange.
Sur le seuil, Fast l'attendait, son éternel sourire ambigu aux lèvres. Elle sut d'instinct qu'il avait quelque chose à lui dire. Elle s'immobilisa devant lui et laissa glisser son sac par terre. Il mâchonnait un brin de paille en la dévisageant. Puis, lui désignant la maison d'un air amusé, il laissa tomber :
« Y a quelqu'un qui est venu te chercher. »
Elle fronça les sourcils, interdite.
« Qui ça?
— Ta sœur. »
21
Irène ne savait plus depuis combien de temps elle était prostrée sur son bidet. Après le départ d'Herman, elle avait sangloté longuement avant de se figer dans une immobilité minérale, l'œil dans le vague, les bras passés autour des genoux servant d'appui à sa tête. Elle se leva péniblement, ouvrit en grand le robinet d'eau chaude de la baignoire et se dirigea en titubant vers le miroir : elle était affreuse. De la petite armoire surplombant le lavabo, elle sortit une bouteille étiquetée « mercurochrome », la déboucha et en but une longue rasade.
Elle avait pris l'habitude de camoufler du whisky dans des endroits incroyables, bouteilles d'encre, de médicaments, de parfum.
Sans raison. Personne ne lui demandait des comptes lorsqu'elle était ivre. Elle reboucha le flacon, fit glisser sa robe toute fripée, marcha dessus et voulut ouvrir la porte de sa chambre : elle était bouclée. Elle pesa sur la poignée, la secoua, rien à faire : Herman l'avait enfermée. Elle frappa de ses deux mains sur le battant, au cas où Liza se serait trouvée dans sa chambre et aurait pu l'entendre, mais il n'y eut pas de réponse. Elle était stupide : elle avait oublié le téléphone intérieur qui la branchait immédiatement sur le standard. Elle le décrocha : au bout du fil, il n'y eut aucune tonalité, rien. Folle de rage, elle jeta l'appareil contre le mur, où il fit voler en éclats un carreau de céramique. Des idées de vengeance se précipitèrent dans sa tête, houleuses : puisque Kallenberg se comportait comme le dernier des salauds, elle allait le lui faire payer!