Nerveusement, Melina alluma une cigarette dont elle tira quelques bouffées exaspérées. Elle était assise au pied d'un chêne-liège moussu, sur l'herbe sèche, et avait ponctué son discours de grands coups rageurs donnés dans l'entrée d'une fourmilière à l'aide d'une brindille de bois. Lena, impassible, l'écoutait sans qu'aucun jeu de physionomie puisse indiquer à sa sœur si elle l'entendait ou pas : un sphinx. Melina, avec irritation :
« Bon. Alors maintenant, assez déconné! Pourquoi tu es venue?
— Je suis venue te chercher.
— Qui t'a envoyée?
— Maman.
— Qu'est-ce qu'il lui prend?
— Elle veut que tu reviennes.
— Pourquoi?
— Tu es sa fille.
— Sans blague? Elle a mis du temps à s'en apercevoir!
— Elle l'a toujours su. C'est toi qui ne t'es pas rendu compte qu'elle était ta mère.
— On n'a rien à se dire.
— Toi, peut-être…
— … et tout ce qu'elle peut me dire, je m'en fous! »
Lena se tut un instant, puis :
« Melina… Quel âge as-tu?
— Ça a un rapport!
— Quel âge?
— Tu le sais pas, mon âge?
— Je voudrais te l'entendre dire.
— A quoi tu joues! Tu te prends pour qui?
— Tu as trente ans. »
Melina siffla de colère :
« Et alors?
— Alors, rien. Ça fait plus de dix ans que tu te balades, que tu te livres à ce que tu appelles « tes expériences ». Après tout ce temps, je suppose que tu es à même d'analyser ce que ce genre de vie t'a apporté? »
Melina enregistra brièvement que cette dinde futile et superbe, somme toute, n'était pas si bête qu'elle le croyait. La question que Lena lui posait, elle se la posait elle-même désespérément depuis plusieurs jours, pour la chasser avec rage de son esprit car elle était incapable d'y répondre. Et pourtant, c'était là l'objet de sa démarche, donner un sens à son existence. Lena poursuivit, sans la regarder, assise en tailleur, le regard fixé devant elle :
« Je comprends parfaitement que tu refuses le milieu où tu es née. Après tout, tu ne l'as pas choisi. Mais moi, crois-tu que je ne me sois jamais sentie prisonnière? Crois-tu que je n'ai jamais eu envie de m'évader? Malheureusement, je ne sais rien faire. Je ne peins pas, je ne fais pas de la musique, je ne sais pas écrire et je n'ai aucune idée brillante. En clair, je suis nulle et j'en ai conscience. Tout ce que je peux faire, c'est consommer et apprécier les œuvres des autres, quand elles ne me passent pas au-dessus de la tête. »
Melina avait beau chercher dans sa mémoire, elle n'avait pas le souvenir que sa sœur lui ait jamais tenu un discours aussi long et aussi cohérent. Son irritation en redoubla :
« Oui, et alors?
— Alors, rien. Je me demandais simplement si tu avais rompu avec tout pour avoir la liberté de créer quelque chose. »
Les idées de Melina tourbillonnaient : que démolir chez quelqu'un qui avoue sa propre impuissance? Elle faillit être prise de court, se rattrapa :
« Moi aussi, je consomme, mais, disons que je ne trouve pas mes denrées dans les mêmes boutiques que toi.
— Quelles denrées?
— Tout ce qui dépasse le quotidien, l'embellit, le justifie. Les armateurs, qu'est-ce qu'ils ont signé dans leur vie comme œuvres d'art, en dehors des chèques? Et leurs Renoir, et leurs Degas, es-tu même certaine qu'ils les voient?
— En tout cas, ils les possèdent. »
Melina eut un rire de jubilation.
« Est-ce qu'on jouit d'une femme parce qu'on la possède?
— Tu oublies que j'ai divorcé.
— Tu n'en as pas profité longtemps! Tu te sens mieux dans ta peau depuis que tu es duchesse?
— Et toi, tu es mieux dans la tienne parce que tu fais semblant d'être une paysanne?
— Je ne vais pas à des thés insipides, moi, avec des cons, ou à des croisières de vieux gâteux!
— Peut-être. Mais tu vas chercher du bois et tu nourris des poules.
— J'adore ça! »
Lena tourna son visage vers elle, une lueur ironique dans l'œil :
« Vraiment?
— Tu m'emmerdes! Tu es trop bête! Enfin, quoi! Tu as ta vie!… Qu'est-ce que tu as à t'occuper de moi?… Pourquoi viens-tu me faire chier?… Est-ce que je m'intéresse à toi, moi?
— Pas beaucoup, non.
— Alors? Elle n'a qu'à se passer de moi, maman! Je me passe bien d'elle! Elle est trop conne! En vivant auprès d'elle, j'aurais trop peur de lui ressembler!
— Tu la détestes à ce point? »
La réponse fut criée :
« Je la hais! Elle représente tout ce qui me donne envie de vomir!
— Et moi… Tu me hais?
— J'en sais rien!… Mais la vie que tu mènes me fait dégueuler! »
Lena se mit debout et tapota nonchalamment son pantalon :
« Bon… Je crois que tu as été claire… J'aimerais retourner à la ferme pour appeler un taxi. »
Melina l'écrasa de son mépris :
« Où tu te crois? Dans la 5e
Avenue? Y a pas de téléphone ici! »Lena sembla désemparée : comment pouvait-on exister sans téléphone? Elle déglutit :
« Tant pis. Auras-tu l'obligeance de me faire déposer jusqu'au prochain village?
— Te déposer comment? dans la brouette?
— Vous n'avez pas de voiture?
— Tu n'as rien compris, hein?
— Excuse-moi, Melina… J'irai à pied.
— Quand?
— Tout de suite.
— Ça m'étonnerait! Dans un quart d'heure; il fera nuit comme dans un four. Tu ne pourrais même pas repérer la route.
— Je me débrouillerai.