Elle aurait voulu avoir le courage de l'envoyer paître, mais s'était contentée de lui répondre : « Oui maman. J'arrive. » Comme d'habitude. En débarquant à Athènes, elle avait eu la désagréable surprise d'y trouver sa sœur. Lena était arrivée elle aussi une heure auparavant, convoquée pour les mêmes motifs mystérieux. Médée Mikolofides n'y était pas allée par quatre chemins. Elle les avait fait entrer immédiatement dans son bureau dont elle avait refermé la lourde porte matelassée. Elle s'était assise dans son fauteuil favori, avait pris un air solennel et sévère. Au moment d'ouvrir la bouche pour parler, elle se ravisa, se releva et, à petits pas rapides et furtifs, retourna vers la porte qu'elle ouvrit à la volée, comme si elle s'attendait que quelqu'un fût caché derrière. Le long couloir était vide. Elle revint s'asseoir sans paraître remarquer le regard étonné que lui jetaient Lena et Irène. Elle attaqua :
« Nous sommes déshonorés. Et ce qui fait suite au déshonneur, c'est la ruine. »
Irène et Lena, muettes, attendaient la suite. Avec des précautions de conspirateur leur mère sortit une page de journal d'un coffret fermé à clef :
« Lisez ça… Si votre père l'avait lu, il en serait mort! »
Les deux jeunes femmes se penchèrent, intriguées, pour lire ensemble… Il s'agissait d'un article paru dans un journal français, intitulé : LA FILLE DU MAGNAT DANS LES PARADIS ARTIFICIELS.
Lena avait l'air inquiète, mais Irène, qui se sentait envahie par un sentiment de triomphe, ne se laissa pas prendre à ses simagrées : il était question de Melina, leur sœur à toutes les deux, celle qui les écrasait de son mépris. Eh bien, c'était du joli! D'après le journal Melina,
« Eh bien, qu'en pensez-vous? »
Médée avait lâché sa phrase en la projetant, les mains accrochées à son bureau, le buste penché en avant. Avec orgueil, Irène réalisa que sa mère pour la première fois de sa vie, lui demandait son avis, la faisait participer aux décisions qu'elle allait prendre. Bien sûr, il n'y a pas de bonheur parfait, car Lena profitait elle aussi de cette confiance. Encore était-elle trop bête pour l'apprécier.
« Ce n'est pas tout, poursuivit Médée, Regardez! »
De son coffret, elle fit jaillir une liasse de journaux liés par un élastique :
« La plupart des magazines européens ont repris la nouvelle dans cette ordurière feuille de chantage française! »
Visiblement, elle attendait leurs commentaires. Irène, sournoise, fit le premier :
« Pauvre Melina… Comme elle doit être malheureuse… »
La veuve Mikolofides bondit :
« Et moi alors?… Et nous!… Je veux que votre sœur arrête ses conneries, vous m'entendez! Je veux qu'elle revienne à la maison! Et si elle ne veut pas vous suivre, j'enverrai les flics la chercher!
— Vous voulez qu'on la ramène?… » interrogea Lena qui, dans les moments graves, vouvoyait sa mère comme lorsqu'elle était enfant.
« Toutes les deux? » intervint Irène.
Médée ne répondit pas tout de suite, réfléchissant à la meilleure façon de faire rentrer au bercail sa brebis égarée. Finalement :
« Votre avis? »
Irène saisit la balle au bond, aux anges d'avoir la chance de servir de médiateur entre les membres déchirés de sa famille :
« Mère, il vaudrait peut-être mieux que l'une de nous seulement se déplace. Question de discrétion… Pas de scandale… »
Médée la regarda fixement…
« C'est ce que tu penses?
— Oui, mère, c'est mon avis. »
Elle se tourna vers Lena :
« Et toi?
— Je pense qu'Irène a raison. Si nous y allons toutes les deux, Melina risque de se braquer. »
La veuve posa ses deux mains à plat sur la table :
« Alors, parfait. Lena, c'est toi qui iras. »
Irène eut l'impression qu'un poignard lui entrait dans le cœur : c'était trop injuste! D'un mot, sa mère lui enlevait l'importance qu'elle lui avait fait miroiter durant quelques minutes. Comme toujours, elle n'osa pas protester et cacha son dépit en affirmant le contraire de ce qu'elle pensait. Se tournant vers Lena :
« Maman a raison. Tu es beaucoup plus diplomate que moi. »
Elle en étouffait… Elle reprit :
« D'ailleurs, j'ai tant de choses à faire à Londres… »
Sa mère la toisa :
« Pas question que tu retournes à Londres! Tu restes ici, je veillerai sur toi en attendant que ta sœur ramène Melina. Il faut se serrer les coudes!
— Mais… tenta Irène, mon mari… »
Médée éclata d'un rire méprisant :